Le bistrot n’avait rien d’exceptionnel, un lieu où quelques habitués avaient l’habitude d’avoir des habitudes. Le patron appuyé sur son comptoir ne se mettait en position verticale que pour servir un client. Chaque fois qu’il avait envie d’allumer une cigarette, il l’a prenait dans sa boîte spéciale, ou ce qui en tenait lieu, le coin de son oreille. Certains ont l’habitude de mettre là, un crayon entre deux utilisations. Lui, c’était sa cigarette, il était ainsi certain d’en trouver toujours une en cas de besoin urgent. Aussitôt la place vide, en tirant les premières bouffées, il coinçait la suivante, prête à subir l’épreuve du feu. Quand il avait un peu trop forcé et accepté les généreuses tournées qui étaient parfois plus nombreuses que les clients, il lui arrivait d’oublier de prévoir la suivante. Le moment de sa dose venue, cherchant la prochaine victime, il regardait autour de lui pour voir si elle n’était pas tombée sans qu’il s’en aperçoive. Quand son brouillard alcoolisé se dissipait un instant, il se ravisait et allait puiser à même le paquet, pestant comme toujours sur sa distraction. Une fois le bout de la clope devenu incandescent, il pouvait retourner à ses affaires.
– Remets-nous ça Léo, c’est ma tournée!
C’était le signal que les plus démunis financièrement attendaient. Il n’y avait pas de profiteurs, le roue de la fortune tournait selon ses envies, s’arrêtant un jour vers un et le lendemain vers l’autre. Aucune comptabilité n’était tenue, on savait que les dépenses d’un jour seraient compensées par la non dépense d’un autre jour. La seule chose qui avait un peu l’apparence d’une certitude, c’est que l’on ne mourrait pas de soif tout au long de la semaine. Chez Léo, c’était comme ça, on ne cherchait pas tellement à savoir si les roses avaient beaucoup de temps à vivre, le vin avait le parfum de l’amitié sans épines.
Léo était un ancien chanteur reconverti dans la bouteille que l’on écluse au ballon. Jadis, il avait brillé comme une étoile un peu perdue au milieu du ciel, mais il avait brillé. Certains fans se souvenaient encore de son nom. Accrochées au mur derrière le comptoir, des photos témoignaient de sa rencontre avec de plus grandes vedettes que lui. Un instant, on aurait pu l’imaginer comme un rival. Un tragique accident de voiture, l’avait rendu dans l’incapacité de continuer sa carrière de chanteur de charme. Un modeste semblant de fortune lui avait permis de s’acheter son petit bistrot. Au fil des ans, la clientèle nombreuse des débuts, avait fait place à quelques visages du quartier qui étaient devenus son bas de laine. L’un des plus réguliers était Marly. On ne savait pas trop si c’était son nom ou un surnom, on s’en foutait, il était juste lui. Contrairement aux autres, il faisait un peu bande à part. Il s’asseyait toujours à une table, le plus souvent la même, quand elle était libre. Ses yeux allaient de gauche à droite sur les pages du livre qu’il avait toujours comme compagnon fidèle. On savait qu’il avait des lettres comme on dit chez les gens cultivés. Nul n’en savait plus, mais on le traitait avec un certain respect, sans savoir pourquoi exactement. Une émanation invisible qui devait titiller l’inconscient des autres clients.
Ce soir là, pourtant, un fait inhabituel se produisit. Un belle dame, élégamment vêtue, perchée sur des talons que l’on pouvait qualifier de haut, entra dans le bistrot. Léo, qui ne la quitta pas du regard depuis son entrée, laissait errer un oeil connaisseur sur la dame. Il s’arrêta longuement sur ses jambes. De merveilleuse jambes au galbe parfait, couvertes d’un voile noir qu’une couture séparait sur l’arrière. Léo avait plus de connaissances en la matière que l’on ne pouvait soupçonner. Dans son petit jardin secret, il était un fou absolu de bas. Il regrettait bien l’apparition de ce foutu collant qui avait relégué dans son esprit les jambes des dames au rang de saucisses enveloppés dans un quelconque boyau. Il regrettait d’autant plus, que le coquin en avait bien profité au temps de sa célébrité. Les jours fastes, quand la foule des concerts l’attendait à la sortie, il acceptait bien volontiers à chaque fois qu’on le lui demandait, de poser pour une photo. Il suffisait d’une première demande, pour que tout le monde en fasse autant. Les dames et demoiselles n’étaient pas en reste. C’est vrai qu’il était plutôt beau gosse dans ses années de vedettariat, alors poser en plus avec une célébrité, quoi de mieux. Mais en fin renard, Léo ne faisait pas tout à fait cela pour la beauté du geste. Quand une belle s’invitait pour la photo, il regardait discrètement les jambes de la dame pour voir si elles étaient nues. Si ce n’était pas le cas, il savait que la dame portait des bas, le collant n’avait pas encore suscité l’approbation féminine. D’un geste qui se voulait amical et pour donner un semblant de moment d’intimité à l’heureuse élue, il baladait discrètement sa main sur les cuisses de sa partenaire d’un instant, avant de d’immobiliser sa main sur la hanche ou sur l’épaule. Ah, il en avait tâté des jarretelles qui se cachaient sous ces robes et jupes qui s’offraient à lui. Des fines, des moins fines, des grosses, il aurait presque pu dire à quel genre de sous-vêtement elles appartenaient, gaines, porte-jarretelles, corsets. Etaient-elles toutes dupes? Tellement sous son charme pour ne pas sentir ces explorations un peu dirigées? Il n’aurait su le dire, un chose était sûre, aucune n’avait manifesté un mouvement d’humeur. Certaines, un peu plus imaginatives, avaient ressenti cela comme une invitation. Il n’était pas rare que la nuit s’achève pour elles d’une manière dont elles avaient peut être rêvé, sans doubler le rêve pour qu’il devienne réalité. La chambre d’hôtel, réservée par sa secrétaire, les attendait. Il se souvenait avec plaisir de ces déshabillages, tantôt comme meneur, tantôt comme contemplateur. En la matière, il avait ses préférences, il jouait parfois un futur strip poker. Il misait sur le genre qu’il aimait, tout en espérant le découvrir quand tout deviendrait visible. En réalité, il se trompait rarement, mais ne criait jamais victoire quand il gagnait. Sa réussite était une victoire qui offrait un podium à sa libido. C’est alors qu’il se mettait derrière l’objectif, immortalisant pour son éternité, la belle en petite tenue. Il avait toujours son album, qu’il gardait précieusement, bien plus que celui où il posait avec des vedettes. De temps en temps, comme on consulte les photos de famille, il se rappelait les circonstances qui l’avaient transformé en photographe pour capturer l’ambiance d’une chambre d’hôtel dont il ne payait jamais la note. Sa femme, car il était marié, n’ignorait rien de son passé discrètement rangé sur les rayons d’une bibliothèque. Elle figurait dans l’album parmi les autres conquêtes, et c’était la photo qu’il préférait. Elle était devenue sa femme, car c’est bien la seule alors qu’il était en morceaux sur un lit d’hôpital, qui ne lui avait pas tourné le dos. Bien au contraire, elle s’était occupé de lui comme une lionne protège ses petits, rugissant comme le lion de la Metro Goldwyn Mayer quand on s’approchait de lui avec des intentions peu claires. Un soir à la lumière de la lampe de chevet, dans le silence de sa chambre de convalescence, il lui avait demandé sa main de sa voix abîmée qui ne chanterait plus jamais de sérénades Clara avait dit oui, simplement, les larmes aux yeux. Ils s’étaient mariés, ils avaient choisi ensemble le bistrot dont la soif des clients servirait à étancher celle de leurs amours. Les pages du calendrier avaient tourné avec les aiguilles de la montre. Ils étaient devenus une sorte de couple modèle, se partageant les tâches du commerce à parts égales. Le charme de la patronne, n’égalant que l’humour et la bonne humeur du patron. Certes, il lui arrivait parfois de boire un peu trop, mais il restait toujours dans les limites de l’acceptable, d’une correction parfaite avec chacun. Clara lui pardonnait bien volontiers, car elle n’avait jamais à s’en plaindre. Elle savait aussi que son corps rafistolé, lui rappelait à sa manière, les souvenirs d’une bagnole en mille morceaux par l’idiotie d’un chauffard qui voulait jouer aux autos tamponneuses. Douleurs plus physiques que morales, l’alcool les enveloppait de son petit nuage qui traverse un ciel plus paisible.
Le visage de Marly, levant les yeux de son livre, s’éclaira d’un sourire illuminé que la dame lui rendit au centuple. Visiblement, il savait qu’elle allait venir.
Les yeux de Léo ne lâchaient pas les jambes de la dame, plus qu’un regard reflétant l’avidité d’un rapace devant sa proie, il se faisait songeur. Certes, il y avait de quoi satisfaire ses désirs, ce n’était pas si souvent qu’une cliente de cette classe franchissait la porte du bistrot. Non, c’était les talons aiguilles qui l’intriguaient. Il en avait bien tenu des dizaines dans ses mains, c’était la suite logique d’une caresse qui s’attardait sur les bas pour s’arrêter sur la chaussure en une sorte de cérémonial. Mais ceux qu’il avait sous les yeux avaient une particularité qu’il n’avait pas vue depuis des années. Sur le dessus vers la pointe, il y avait un cœur doré. Et cela lui faisait remonter des souvenirs cachés dans les méandres de sa mémoire. N’avait-il pas fait faire par un cordonnier orfèvre, une semblable paire pour une de ses conquêtes qui s’appelait Lucienne. C’était il y a bien vingt ans, le calendrier ne s’arrêtait pas sur une année bien précise, tout au plus il pouvait lier ses souvenirs à une certaine époque. Il se demanda d’abord quel hasard avait donné l’idée à un fabricant de plagier involontairement son idée. Mais il le savait, du moins il le soupçonnait, ce genre de chaussures n’avait plus tellement d’adeptes, surtout avec une hauteur pareille. Les quelques paires qui se fabriquaient encore étaient confectionnées de manière que l’on aurait pu qualifier de plus traditionnelle. Il y avait là quelque chose qui l’intriguait et qu’il voulait éclaircir.
Pendant son petit voyage cérébral, il avait à peine remarqué que la dame s’était assise à côté de Marly et l’avait embrassé d’une manière qui ne laissait aucun doute sur l’intimité de leurs relations. Il en avait presque oublié son métier, qui était avant tout de servir à boire.
– Et pour madame, ce sera ?
– Un café !
Pendant qu’il était devant elle, il avait scruté discrètement les chaussures, chose d’autant plus facile que sa jambe gauche était croisée par-dessus la jambe droite et pointait vers l’allée. Il avait aussi remarqué une lisière de bas, mais en connaisseur, il n’avait aucun doute sur les dessous de la belle. Un certain trouble l’avait envahi, tant pour la présence des bas que celle du petit cœur.
Une fois le café servi, il revint derrière son comptoir et reprit son observation. C’était d’autant plus facile, que le couple n’avait d’yeux que pour l’autre. Ils parlaient à voix basse et aucun mot n’était perceptible pour lui. Le bruit de fond du bistrot se chargeait de les rendre inaudibles. Il observait la main de Marly qui se promenait sur la jupe. Cela amena un sourire sur la binette de Léo qui prenait à son compte les sensations que pouvait éprouver Marly. Diable, sentir les bosses des jarretelles sous une jupe, y avait-il un toucher qui pouvait rendre un homme encore plus dingue? Pour lui, la réponse était évidemment non, il plaignait la jeunesse d’aujourd’hui qui devait se contenter d’un collant envahissant, ne laissant aucune bande de peau libre à la main baladeuse. Comment sentir en contact direct la peau frémissant sous les caresses empressées ? Pour un peu, il en aurait versé une larme.
Un souvenir surgit de son passé. C’était après un concert et bien sûr on lui avait demandé de poser pour une photo. Comme à son habitude, il avait discrètement tâté la jupe de l’élue, mais ses investigations s’étaient soldées par un résultat négatif. Pourtant, elle portait bien des bas, il en était certain, c’était visible. Piqué au jeu, il voulut en savoir plus, il invita la belle, en fait la très belle, à prendre un verre avec lui un peu plus tard. Elle accepta sans une hésitation et attendit patiemment que la séance des photos et autographe fut terminée. Un petit sentiment de supériorité l’avait envahie, c’était elle qu’il avait choisie, pas une autre. Il l’avait emmenée au bar de son hôtel, à deux pas de la salle de concert. Il commençait ses séances de drague toujours ainsi. Il y avait plusieurs raisons à cela. Un concert amenait toujours sa charge des responsabilités, tant les siennes que celles des autres. Il était en quelque sorte le responsable de ce petit monde, ses musiciens, la sonorisation, un incident dans le public, une salle froide, il prenait tout à son compte. Il savait bien que si quelque chose allait de travers, c’est lui la vedette qui serait en première ligne. Boire un ou deux verres lui procurait une détente certaine. Accompagné par sa rencontre d’un soir qui ne refusait jamais un verre de champagne, il adoptait la devise « in vino veritas », qu’il avait testée tant de fois. Le caractère d’une personne s’exprimait si bien après un ou deux verres d’alcool. Il devinait qui il avait en face de lui, une romantique, une rêveuse, une empressée, une furie, la femme dans toutes ses facettes possibles. Et puis, il voulait aussi savoir si elle était disposée d’aller un peu plus loin, certaines se trouvaient des désirs de sainte nitouche à retardement, mais il faut bien l’admettre, cela restait des cas rarissimes. Il y avait aussi un aspect qu’il ne fallait pas négliger et qui valait son pesant d’incertitudes. Une fois, il avait presque fini accusé d’un viol. Cela peut aller chercher loin et nuire à une carrière. Elle était pourtant bien consentante, avait accepté de le suivre dans sa chambre, ce n’était absolument pas pour lui signer des autographes en privé. L’histoire s’était arrangée à l’amiable. Elle comprit qu’elle pouvait difficilement l’accuser de viol, alors qu’avant au bar, elle s’était laissé embrasser et peloter plusieurs fois. Une dizaine de personnes pouvaient en témoigner, à commencer par ses musiciens et l’organisateur du spectacle qui étaient aussi présents.
Ce soir-là, la coutume fut une fois de plus respectée, tout commença par une bouteille de champagne avec ce petit plus, il avait un petit mystère à éclaircir, où étaient les jarretelles de la dame ? Aucun doute sur ses désirs, elle n’imaginait pas qu’il allait lui serrer la main un peu plus tard en lui souhaitant une bonne fin de soirée. D’habitude, il était peu pressé, mais ce soir il manifesta un brin d’impatience, comme le joueur qui est pressé de voir le tirage de sa loterie commencer une fois son billet son billet acheté.
Arrivé dans la chambre, il demanda à sa conquête de ses déshabiller, ce qu’elle fit sans se faire prier. Ce fut sans doute la fois où il fut le plus attentif au strip-tease, tendu tel un golfeur qui regarde sa balle tourner autour du trou sans savoir si elle va ressortir ou tomber dedans. Il s’était imaginé qu’elle portait encore des jarretières, chose rarissime, même à cette époque. Mais non, il n’y avait rien de tout cela, les bas tenaient sans aucune aide. Il dissimula sa déception, mais ne put s’empêcher de poser la question :
– Tu ne mets pas de porte-jarretelles ?
– Ah non, c’est une nouveauté qui nous vient d’Amérique, ils ont inventé un bas qui tient tout seul, plus besoin de jarretelles.
Décidément pensa-t-il, ces Ricains vont nous amener l’enfer sur terre. Déjà qu’ils nous empoisonnent avec leur cola et leur singe entre deux éponges, voilà qu’ils inventent le bas qui tient tout seul. Jamais je foutrai les pieds là-bas !
Eh Léo, tu rêves ?
– Non, je cauchemardais!
– Eh bien, si jamais tu vois dans tes rêves passer une tournée, profite pour l’attraper et nous la servir !
– Je vais m’occuper de cela de suite, même si je rêve vous ne crèverez pas de soif, pour moi ce sera la même chose, je reste dans l’anisette.
Le regard de Léo ne pouvait se détacher de Marly et de sa compagne. Ah, il y allait fort dans la main baladeuse discrète et la causette à voix feutrée. Que pouvaient-ils se raconter ? A voir les sourires, le petit nuage qui leur servait de coin de paradis n’annonçait par un orage par la voix d’Albert Simon. Ce qui étonnait le plus Léo, c’est la différence d’âge, un père et sa fille. Elle pouvait avoir juste ses vingt ans et lui un double bien tassé. Il n’était pas en reste dans le domaine. Il avait connu ça jadis, le bal des minettes qui l’attendait à la sortie. Certes, il évitait de leur donner la préférence, les ennuis sont si vite arrivés. Mais c’était parfois bien difficile, les fines mouches avaient l’habitude de se vieillir et franchir la limite d’âge avec quelques années d’avance, sinon quelques mois. Ce n’étaient pas les dernières, celles du premier rang, quand elles étaient en pâmoison et qu’il tenait la salle de sa voix, à faire preuve de légèreté. Cela se manifestait par des jupes qui avaient une folle tendance à exposer les jambes qu’elles devaient en principe cacher. L’oeil de Léo n’en perdait pas une miette. Les lisières de bas s’affichaient, même un bout de jarretelle, de quoi faire monter son moral une octave plus haut. Déjà, il espérait une séance d’autographe à la fin du concert, quand il avait fait son choix. Selon les jours, il se décidait pour le blanc ou le noir, tel un de ces bons vieux films. Ou alors le rouge et le noir, comme dans un certain roman, mais cela n’avait rien à voir avec la roulette. Son graal, c’était le porte-jarretelles bleu clair, chose plutôt rare que les plus élégantes semblaient préférer. Avec une paire de bas fumés, il n’avait pas besoin de rechercher le paradis, il était déjà là, sous ses yeux. La belle Léa vint envahir ses rêves, résurgence d’un de ses plus fameux concerts.
Ce soir-là, il y avait un ministre dans la salle, l’un des plus populaires de son époque. Madame était de la partie, Léa à sa suite. Le diable avait façonné sa beauté, comme seul il savait le faire, le piège parfait pour damner les âmes. On racontait, mais les gens sont si méchants, qu’elle était plus qu’une simple secrétaire. Sa présence était parfaitement justifiée, un homme important, c‘est tant de choses à se faire rappeler. Qui sait, des fois que les Soviétiques aient la mauvaise idée de déclarer la guerre à la Chine, qui appeler en priorité? La secrétaire savait tout cela, et même plus. Elle savait qu’elle couleur de bas préférait son patron. Pas ceux qu’elle portait, mais ceux qu’il enfilait pour lui faire l’amour, tandis qu’elle se transformait en maitresse sévère ayant attrapé un garnement qui avait fouillé dans les affaires de sa mère. La secrétaire devait savoir tout cela, sinon elle n’était pas digne d’occuper le poste. Dans sa panoplie d’employée modèle, il y avait toujours une paire de bas et un porte-jarretelles. Quoi de plus normal chez une dame prévoyante, sauf qu’elle ne les mettait jamais, ils étaient réservés.
Léo avait bien sûr signalé la présence du ministre au public, autant à son honneur qu’au sien. Pour un chanteur, le spectacle est dans la salle. Et le spectacle c’était Léa, rien que Léa, ses yeux lançaient des étincelles, des flèches de Cupidon. Pour une fois, il ne maîtrisait plus tout à fait son art vocal, il faillit oublier les paroles de ses chansons, même les mélodies semblaient s’effacer de sa mémoire. Il planait, bien avant que la coutume des concerts se conjugue avec la prise de substances qui transformaient le moi en surmoi. Elle avait les jambes croisées, laissent deviner la lisière de ses bas qui semblaient une invitation à aller voir les doux secrets qui se cachaient encore à sa vue.
Après le concert, alors qu’il récupérait dans sa loge, le ministre se fit annoncer. En d’autres temps, on aurait éconduit les visiteurs, mais un ministre, cela avait certaines prérogatives qui ressemblaient à des ordres sans en avoir l’air. Il entra dans la loge se dirigea droit sur Léo en lui serrant chaleureusement la main et en le remerciant pour le merveilleux moment qu’il avait passé. Un ministre, c’est aussi quelqu’un de bien éduqué, qui sait se comporter dans le monde. Il lui présenta sa femme, en soulignant qu’elle était une de ses fans les plus fidèles. Même s’il pouvait douter de la sincérité de cette affirmation, Léo la remercia comme si ce genre de mondanités devaient obligatoirement enrober d’un papier doré la vérité absolue. Il se fit charmeur pour ne pas être en reste, à part sa voix et ses chansons, il ne pouvait rien offrir de plus. Elle était d’un physique plutôt quelconque, sans confiner à la laideur. C’était assurément un bon parti, son père avait acquis une renommée qui étalait son nom en grandes lettres sur les affiches publicitaires. Et comme elle était la seule héritière, la certitude de lendemains rieurs n’échappait au ministre, pas plus que la beauté de Léa pour en faire la complice de ses loisirs secrets. Sa femme n’ignorait sans doute rien ses petites fantaisies de son mari, elle aussi conjuguait les intérêts de son père et son rôle d’épouse ministérielle.On ouvrit la bouteille de champagne.
La seule chose qui intéressait vraiment Léo et dont il ne privait pas, c’était les bosses de jarretelles qui devenaient visibles quand madame avait la jupe tendue au bon endroit. Eh oui, pensa Léo, c’est de la jarretelle ministérielle. Seraient-elles plus charmantes, si soudain elles se révélaient à sa vue. Rien n’était moins sûr, en fin gastronome il soupçonnait qu’elles appartenaient à une de ces gaines qu’il n’avait pas particulièrement en affection. Il préférait de loin ces coquins porte-jarretelles, toujours prêts à laisser plus de champ libre quand ses mains partaient en exploration dans ces endroits laissés à l’imagination de ses désirs.
– Et qui est cette charmante dame?
Léo avait posé la question au ministre en la fixant droit dans les yeux, lui en voulant de ne pas lui avoir présenté Léa.
Le ministre ne fut pas autrement interloqué par la question, au pire il l’admettait venant de sa part. La règle voulait qu’une secrétaire ne soit présentée seulement si elle avait un rôle actif à jouer avec la présence du ministre. Ce n’était pas le cas présentement, elle était dans son rôle passif, celui d’une potiche joliment décorative. Mais la réputation de séducteur qui entourait Léo justifiait amplement le droit à une réponse.
– C’est ma secrétaire personnelle, Léa. Elle m’accompagne dans tous mes déplacements à titre officiel et quelquefois dans ceux à titre privé. Comme elle m’a avoué qu’elle était une de vos admiratrices, je n’ai pas hésité à lui offrir ce plaisir. Je ne pouvais lui cacher ma venue, elle sait en avance et bien mieux que moi, ce que je vais faire au cours des jours.
Léo la remercia et lui affirma qu’il était très heureux de la compter parmi ses admiratrices. Il ne put dissimuler un sourire que l’on pouvait faire passer comme un signe de satisfaction. Mais dans sa petite cuisine cérébrale, la raison en était tout autre. Il remarqua que son prénom et le sien étaient très proches, Léo et Léa, qu’elle belle affiche cela pourrait faire. Il ne savait pas si elle était dotée d’une belle voix, et si cela pourrait faire un beau duo de scène, mais au lit il en avait imaginairement la certitude et physiquement le désir.
On servit le champagne, il y en avait toujours dans la loge de Léo. C’était une de ses rares exigences. Moins pour lui que pour les autres, il voulait tenir son rang et offrir aux éventuels visiteurs agrées, une boisson qui témoignait de l’honneur qu’il avait de les recevoir. Le ministre, accaparé par l’impresario de Léo, engagea quelques conversations aussi aimables que superficielles, il fut notamment question de l’excellence du champagne servi.
Les yeux de la belle Léa lançaient des éclairs qui électrisaient les entrailles de Léo. Elle semblait être parfaitement consciente de ses effets, même qu’elle prenait plaisir à se faire encore plus désirer. En fine observatrice, elle avait remarqué que les yeux de Léo s’arrêtaient volontiers sur la bosse des jarretelles visibles de la femme du ministre. Bien qu’il le fasse avec une certaine discrétion, elle n’avait aucun doute sur la finalité de ses observations, il ne cherchait pas des taches sur la robe. Il n’y en avait d’ailleurs pas, il n’y en avait jamais. Jouant un petit jeu qu’elle improvisa, elle se mit à entamer la première partie. D’un geste innocent, elle saisit sa jarretelle arrière et la fit discrètement claquer, comme si elle lui avait causé un quelconque petit désagrément passager. Le léger bruit qui en résulta, n’échappa pas à l’oreille de Léo. Pour se donner une contenance, il but un peu de champagne sans quitter Léa des yeux, rassuré que le champagne ne soit pas entré en ébullition au contact de ses lèvres. Amusée par le résultat, elle lui sourit d’un air entendu. Elle tenait sa coupe à la main et de l’autre semblait s’attarder sur l’endroit, où à travers sa robe ample, on pouvait supposer que la jarretelle avant tenait son bas. Ne pouvant détacher son regard de Léa, Léo nota du coin de l’œil la position de la main. Agitée de petits mouvements, comme un aveugle qui lit en braille, elle semblait vouloir inviter une autre main à venir se poser là. Le manège continua, mais Léa introduit une autre variante à son jeu. Son talon droit, posé sur la pointe, pivota à angle doit. Il laissait entrevoir la couture de son bas, qui traçait une ligne droite sombre en jaillissant de l’empiècement en dessin cubain. Sans s’attribuer le titre d’expert, Léo connaissait la différence des talons du bas, qui se faisaient une petite guerre entre le cubain et le français. Il s’en foutait un peu, n’étant pas général d’une armée qui s’affrontait dans une guerre en dentelles. Tout au plus, il regrettait que le bas sans coutures prenne le dessus sur son rival. Pour son éternité personnelle, le bas à coutures resterait l’étendard sous lequel l’élégance partirait au combat. Son lot de consolation, la couture restait de mise dans les soirées ou le spectacle était certainement dans la salle, mais aussi sur les jambes féminines en particulier.
– Eh Léo, tu sembles bizarre ce soir, encore perdu dans tes rêveries ?
– Faut pas chercher à comprendre, j’étais avec un ministre !
– Ah tu fréquentes les ministres maintenant ?
– Pas maintenant, mais jadis j’en ai rencontré un.
– Et il buvait quoi, ton ministre?
– Du champagne, mais ce n’est pas pour les buveurs de gros rouge comme toi !
– Oh tu sais, si tu en as, j’ai les moyens pour en boire avec toi.
– Je te prends au mot, mais fais voir l’argent d’abord !
– Avec ça, ça ira ?
-Oui, ça ira, ça ira, et on va pas foutre les bourgeois à la lanterne !
Le champagne était à la cave, il y en avait quelques bouteilles réservées pour les grands soirs. C’était peut-être un grand soir, qui sait. Il avait retrouvé Léa et son ombre l’accompagna en descendant les escaliers. Ce n’était qu’une ombre, mais elle lui faisait un bien énorme. Il ne savait pas ce qu’elle était devenue, elle s’était envolée avec les derniers applaudissements de sa carrière. Il avait certes un peu bu, mais pas assez pour ne plus y voir clair. Sa lucidité ressemblait à un réverbère et ce réverbère commençait à éclairer d’étranges choses.
La bouteille fut ouverte sous le regard attentif du client qui l’offrait et versé dans des flûtes selon la meilleure tradition. Elles faisaient en quelque sorte partie de la collection de Léo, un reste ayant survécu au passage des heures de gloire à celui d’un certain anonymat. Il en avait un souvenir précis, elles lui avaient été offertes par le directeur d’une salle de concert, alors qu’il fêtait son anniversaire. Il avait peu conservé de témoignages matériels de sa carrière. Dans le tourbillon du succès, il avait presque méprisé tous les biens qu’il s’était procurés, pensant que le lendemain lui en apporterait de nouveaux encore plus merveilleux. Il n’avait même plus un des quelques disques où sa photo s’étalait sur la pochette. De temps en temps, il en apercevait un dans les marchés aux puces pour quelques sous. Une fois, il en avait même trouvé un qui portait une dédicace et sa signature. Cela l’avait interloqué un instant sur la futilité de la vie. Il imagina le moment de joie que cela avait pu donner à l’admiratrice qui l’avait fait signer. Elle avait sans doute patienté un bon moment avant d’être en face de lui, pour un bref instant ponctué de quelques sourires de part et d’autre. Elle s’en était débarrassé pour une raison inconnue de lui, comme le public s’était débarrassé de lui. Son nom n’évoquait plus grand-chose aujourd’hui. Sa musique et son style étaient ringards, même sa maison de disques n’avait pas jugé bon de maintenir son nom dans son catalogue actuel. Son talent était estimé à quelques sous, prix que la clientèle ne semblait même plus avoir envie de débourser.
– A la tienne Léo !
– A la tienne et merci de te rappeler que j’aimais le champagne, beaucoup de gens semblent l’avoir oublié, beaucoup de gens ont oublié beaucoup de choses sur moi. Ce soir je fête mes souvenirs !
Le belle Léa revint hanter ses pensées. Il était retourné le fameux soir où il l’a rencontra, elle et son employeur de ministre. Il se souvint du subterfuge qu’elle avait employé pour le revoir. Le ministre ayant manifesté son intention de partir, elle devait bien entendu repartir comme elle était venue, en sa compagnie. Tout ministre qu’il fut, il n’en était pas moins homme et il tenait à Léa autant qu’à son poste ministériel. Elle était sa chose, bien que l’inverse fut plus exact. Mais ce soir-là, elle avait envie d’autres choses, d’un homme qui se comporterait comme tel, un vrai mâle qu’elle savait tout acquis à sa cause.
Au moment du départ, elle s’absenta un moment. Quand elle revint, elle se dirigea vers Léo pour le saluer. Elle lui glissa discrètement un papier dans la main. Léo ne manifesta aucune surprise et le mit discrètement dans sa poche. S’il n’avait été un peu comédien sur les bords, il aurait manifesté un gros soupir de soulagement. Il attendait un signal et ce signal était venu. Maintenant, il n’avait qu’une envie, celle de voir le ministre tourner les talons pour lire ce qui était écrit sur le papier.
Le ministre s’en alla en remerciant Léo pour son accueil et bien sûr il lui glissa que s’il avait besoin de quoi que ce soit, il était à son service. Un ministre cela peut toujours servir, c’est bien ce que se dit Léo et il ajouta pour lui, surtout quand on a une secrétaire pareille.
A peine les invités partis, Léo sortit le billet de Léa. Il y avait un numéro de téléphone et une heure pour appeler le lendemain. Il le fit et la belle lui donnait rendez-vous chez elle, le même soir à son adresse personnelle. Léo était aux anges, tout semblait lui être favorable. Son prochain concert aurait lieu trois jours plus tard, il n’avait pas d’autres engagements d’ici là.
Le quartier était cossu, il en avait d’ailleurs la réputation. La maison où il devait retrouver Léa n’était pas la plus misérable. Elle devait bien avoir son siècle d’existence au vu de son style, ses trois étages semblables, mais elle semblait avoir été construite l’année passée. Léo entra et n’eut même pas besoin de chercher, Léa l’attendait devant une porte ouverte qui devait être celle de son appartement.
– Je te guettais, furent ses paroles de bienvenue.
Un fois la porte close, elle se précipita dans ses bras et l’embrassa goulûment. Léo la sera contre lui, mais il ne put s’empêcher d’avoir la main baladeuse, comme lors de ses poses photographiques avec ses admiratrices. Il n’eut pas à chercher longtemps, ses doigts rencontrèrent le relief des jarretelles, ce qui le rassura. Maintenant il pouvait attendre la suite avec sérénité. D’habitude, il ne s’intéressait pas trop au passé de ses conquêtes. Mais cette fois, les rôles étaient un peu inversés, il n’invitait pas, il était l’invité. Il avait un brin de curiosité, qui valait bien un moment de sagesse avant la tempête de sentiments qui allait bientôt parachever la rencontre.
– C’est joli chez toi.
– C’est un héritage de mes parents. Quand je dis un héritage, j’anticipe un peu, car ils sont toujours en vie, mais ils ont préféré le soleil de sud à la grisaille de Paris.
Mais, dis-moi, ils ne sont pas employés chez Renault, ou je me trompe ?
– Non, non, mon père possède avec son frère une fabrique de lingerie en Italie. Ils habillent la moitié des femmes de la péninsule. C’est son frère qui gère l’usine, mais c’est mon père qui a mis au point une technique révolutionnaire pour la fabrication des bas. En quelque sorte, il touche des royalties sur chaque paire produite. Bien que nous soyons issus d’une famille bien française, les opportunités furent meilleures en Italie. C’est là que furent trouvés les capitaux pour construire l’usine, juste après la guerre. Mon père préfère surveiller de loin et rester en France. L’usine est d’ailleurs à un jet de pierre de la frontière italienne. C’est aussi pour cela qu’il est retourné dans le sud.
– Je suppose que les bas que tu portes, tu les as pas achetés chez Dior ?
Léa leva un coin de sa robe et se retourna. Léo put admirer la couture fine qui barrait la jambe d’un trait sombre sur un ton gris-fumé.
– Ils sont jolies n’est-ce pas ? Eh bien, c’est de fabrication italienne, je les reçois directement de là-bas…
– Léo tu verses la suite ? Encore à rêver ?
– Tu sais, je faisais un rêve en gris fumé !
– Drôle de couleur pour un rêve, non ?
– Tu sais ton champagne me fait rêver, faut pas m’en vouloir.
– Oh s’il te fait rêver, je ne regrette pas de te l’avoir offert. D’habitude, le rêve artificiel se paye bien plus cher.
– Il paraît que l’on rêve en noir et blanc, je sais pas j’ai entendu ça, mais moi avec du champagne je rêve en gris. C’est une couleur plus légère que le noir, c’est le rêve d’un soir où le gris est venu bercer un moment de ma vie.
– Tu es bien mystérieux avec tes noirs et tes gris, on dirait que tu ne connais pas l’arc-en-ciel…
Léa pouvait certainement briller comme un arc-en-ciel dans la vie de Léo, un arc-en-ciel qui avait illuminé la nuit, la nuit où il savait rencontrée. Il avait patienté une journée avant de l’avoir en face de lui, seul à seul.
Léa jouait de ses charmes, elle n’avait aucun besoin de forcer son interprétation comme le font parfois les artistes de théâtre. Son coin de robe relevée, l’amorce de la lisière de son bas, le soupçon d’une jarretelle, mettait Léo en spectateur devant la plus grande scène, de la plus grande pièce de théâtre, mise en scène spécialement pour lui par un artiste de génie.
D’un geste accompagné d’un sourire moqueur, elle laissa tomber sa robe qui masqua le spectacle comme le rideau qui s’abat à la fin de la pièce.
Léo aurait bien bissé la scène, mais il savait bien que Léa jouait aussi le rôle qui lui était dévolu, celui de l’allumeuse qui doit faire jaillir le feu du spectateur. Et il se doutait bien que l’acte final ne se jouerait pas encore maintenant, ce n’était même pas l’entracte.
– Tu vieux bien ouvrir la bouteille de champagne ?
C’était, il l’imagina, le moyen que la diablesse avait trouvé pour le faire languir encore plus. Toutefois, il estima que la trouvaille n’était pas si désagréable, il n’aurait su citer une boisson qui s’accordait mieux avec ce qu’il vivait.
– Je vois que tu as pensé à tout !
– Mais bien sûr, tu n’imaginais pas que je buvais de l’eau minérale ?
– En étant la secrétaire d’un ministre, j’imagine que tu ne dois pas en boire beaucoup?
– Tu as raison, même qu’il lui arrive de le servir d’une étrange manière.
– Ah bon ?
– Tu sais on raconte beaucoup de choses sur mon ministre, que je suis sa maîtresse par exemple.
– J’en ai entendu parler, mais c’est bien récent. Quand le directeur de la salle de concert m’a parlé de sa venue, il m’en a touché un mot.
– Et que t’a-t-il dit ?
– Que lui et sa femme, c’était pour la galerie et surtout un mariage de raison, financièrement parlant. Toi, tu t’occupais de la partie récréative, si je puis dire.
– Je vais te confier un secret d’état, je sais que tu sauras le garder, bien que ce soit un peu celui de polichinelle pour ses collaborateurs. Tout le monde est certain que je suis sa maîtresse en plus d’être sa secrétaire. Je dois t’avouer qu’il ne m’a jamais baisée, mais je suis sa partenaire pour ses petits jeux.
– Ses petits jeux ?
– Figure-toi que ce cher ministre aime bien se travestir, oui il s’habille en femme, avec bas et des porte-jarretelles et mignonnes petites culottes.
Léo était soufflé. Ainsi un grand monsieur qui donnait des ordres à gauche et à droite jouait au travesti. Léo était lancé, il voulait connaître la suite.
– Il ne fait pas ça dans son bureau quand même ?
– Non, non, il possède une jolie maison dans la banlieue où il n’y a jamais personne. C’est là que nous allons, il y a toujours du travail à faire le soir. Il a bien évidemment besoin sa secrétaire, il ne sait pas taper à la machine.
– Et à quels jeux jouez-vous ?
– Il a ses petites manies. Il commence toujours par s’habiller, j’ai toujours une panoplie dans mon sac qui lui est spécialement destinée. Tu sais, il adore la lingerie de fabrication familiale, c’est à dire celle que ma famille fabrique en Italie. J’en reçois des tonnes, ainsi je suis en quelque sorte sa secrétaire et aussi son habilleuse. Ma place de travail est assez bien rétribuée, mais je me fais un bel argent de poche entre les séances où il joue à elle et la fourniture des accessoires, il est très généreux.
Léo buvait du petit lait, entrecoupé de champagne. Mais il avait surtout soif de connaître la suite.
– Le jeu commence invariablement de la même manière. Je dois faire semblant de le surprendre en travesti. Tu verrais l’homme qui donne des ordres et des remarques parfois cinglantes à ses adversaires, se transformer en petit garçon pris sur le fait en train de voler des bonbons. Je joue alors la dame offusquée de le voir porter des sous-vêtements qui me sont destinés. Je décide qu’il mérite une punition que je lui administre sur le champ. Selon ses envies du jour, je saisis l’objet qu’il a posé sur son bureau, il y a de quoi administrer des fessées pour tous les goûts. Et en avant la musique!
– Il aime les fessées, c’est toujours ainsi ?
– Le début, oui. Il y a aussi un truc qu’il aime en guise de suite, je dois mouiller mes bas avec du champagne et lui son fin plaisir, c’est de les lécher. Il n’en loupe pas une goutte. Arrivé à ce stade, monsieur le ministre a joui, sans que je lui fournisse une aide quelconque. Le seul problème pour moi, c’est que j’ai les bas qui puent le champagne, je dois en changer. Il en profite pour les mettre dans sa collection.
– Alors Léo, encore perdu dans tes rêveries, mon champagne fait toujours son effet ?
– Ah ça, une bouteille de champagne en amène une autre, mais la seconde était dans mon esprit et elle se buvait d’une étrange manière.
– Tu vas nous dire qu’après un ministre, tu as rencontré une fée au coin du bois?
– C’est possible, oui. Ah tiens, Marly qui s’en va avec sa conquête.
– Salut Marly, à la prochaine et merci !
Léo regarda Marly et sa compagne filer vers la sortie. Il ne put s’empêcher de regarder encore une fois les talons de la fille d’un œil connaisseur mais dubitatif. Ce petit cœur en or le ramenait vers d’autres souvenirs. Il les chassa.
– Bon dis donc, il va bientôt être l’heure de fermer, je voudrais pas vous foutre à la porte, mais je suis vanné et aussi un peu pompette. Allez, on finit la bouteille, d’ailleurs elle est bientôt morte. Un de ces soirs, on boira la suite sur mon compte, c’est promis.
Une fois le dernier client parti, Léo ferma son bistrot. Il rangea sommairement les lieux, la ménagère passerait tôt demain matin pour faire la vaisselle et donner un coup de balai. Il n’en avait pas fini pour autant, une petite idée lui trottait dans la tête.
Il monta à l’étage, son appartement se trouvait au dessus du bistrot. Sa femme était déjà couchée, elle assurait l’ouverture du matin. Il n’y avait que le dimanche, jour de fermeture, qu’ils pouvaient passer la journée ensemble, en tête à tête. Ils prenaient quand même leurs repas ensemble. Cela ne les gênaient pas trop. Ils avaient déjà la routine du vieux couple avec tout ce que cela peut entraîner, des rapports intimes plus espacés, des horaires de chef de gare, mais ils n’étaient pas avares de geste tendres, de sourires, de complicités. Léo se rappelait trop bien que c’est la seule femme qui l’avait soutenu dans ses heures noires. Et puis, il y avait un détail qu’il appréciait énormément, elle portait de bas, toujours, même pendant les chaleurs de l’été. C’était principalement par goût personnel, elle haïssait les collants encore plus que lui. Elle n’avait jamais réussi à s’y faire, ce n’est pas faute d’avoir essayé, simplement elle se sentait prisonnière de ce carcan de nylon qui lui entourait le ventre de manière indiscrète. C’est ce qu’elle disait et ce n’est pas Léo qui l’aurait contredite, trop heureux de voir ses essais se solder par un échec. Tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes.
Léo alla dans la bibliothèque et sortit ses albums de photos, le témoignage de ses aventures au temps de sa gloire. Il n’y avait que des filles à moitié nues, elles portaient toutes des bas, la seule raison pour laquelle il sortait son appareil de photo. Pour rester discret, il avait assimilé toute la technique du développement, il avait son propre laboratoire et au fil de temps, il était presque devenu un expert dans le tirage des images sur papier glacé. Il s’était même mis à la couleur, mais il aimait moins. Il lui semblait que les photos se fanaient plus vite. Il en avait le témoignage sous les yeux, celles en couleurs semblaient délavées, ternes.
Ce n’était pas pour cela qu’il fouillait ses albums, il recherchait une personne bien précise, une certaine Lucienne. Elle était perdue dans les innombrables pages des albums, un modèle pouvait figurer sur plusieurs pages, au gré de sa fantaisie d’alors. Il finit par la trouver. Elle avait été avec Léa, l’une de ses conquêtes qui avaient franchi le cap de la simple aventure d’un soir, une de ses femmes avec lesquelles il avait fait un bout de chemin, trois ou quatre mois, il ne se souvenait plus très bien. Elle avait disparu un beau jour sans donner de nouvelles. Il n’avait pas trop cherché à savoir ce qu’elle était devenue, il ne lui avait pas juré fidélité, il l’avait déjà trompée avant sa disparition. Pourtant c’est bien pour elle, qu’il avait imaginé ce cadeau particulier, ces talons avec un cœur en or dessus. En vérité, l’idée venait plutôt d’elle, elle avait lancé cela comme une plaisanterie qui n’était pas tombée dans l’oreille d’un sourd. Il savait qu’elle fêterait son anniversaire trois semaines plus tard, alors pour une fois qu’il n’avait pas à gratter la tête pour trouver un cadeau…
Lucienne était là, sur ces photos qui venaient d’un autre temps. Il se rappelait de certaines qu’il avaient prises le soir de son anniversaire, pour marquer l’événement. Elle étalait sa beauté et son sourire radieux, avec des allures de starlette dont la qualité de sa pose serait déterminante pour la signature de son premier contrat. Il arriva à celle qu’il cherchait, sa mémoire ne l’avait pas trahie, elle existait bel et bien. Elle arborait un sourire éclatant, en tenant dans ses mains un talon sur lequel figurait un cœur bien mis en évidence. On aurait pu croire que la scène était destinée à attirer un client potentiel en lui présentant un article révolutionnaire dans sa nouveauté. Il n’en était rien, mais on pouvait mesurer à son sourire que le cadeau ne l’avait pas laissée indifférente.
Léo posa sa main repliée sous son menton et examina longtemps l’image. Une gymnastique cérébrale s’enclencha dans son esprit. Il ne put vraiment en tirer une certitude quelconque. Ce qu’il avait vu ce soir aux pieds de l’amie à Marly et ce qu’il avait sous les yeux, pouvait être semblable. Apparemment, la silhouette de la chaussure correspondait, le cœur aussi. C’était difficile, il aurait fallu avoir l’objet sous les yeux pour comparer, il voyait difficilement comment la chose serait possible. La seule chose envisageable serait de questionner Marly discrètement, peut-être connaissait-il la provenance de ces chaussures ?
Il supposait qu’il pourrait le faire très prochainement, Marly était un client presque quotidien. Le soir vers six heures, il venait boire un verre, en compagnie de son éternel livre qu’il ouvrait presque séance tenante. Il ne se mélangeait pas avec le reste de la clientèle, sans pour autant dédaigner se mêler à une conversation quand elle était intéressante, ce qui était rarement le cas. Une aura de mystère entourait le personnage, on racontait qu’il était revenu des camps de la mort, qu’il fut un héros de la résistance, qu’il était devenu conseiller dans un ministère après la guerre. Léo ne l’avait jamais questionné sur le sujet, ce n’était pas son genre. Il acceptait ses clients sous le jour duquel ils voulaient bien se monter. Vrai ou faux tout ce que l’on disait de lui, venait encore épaissir le brouillard qui enveloppait Léo. Il se souvenait que la rencontre avec Lucienne était un des hasards de celle avec Léa. Ils s’étaient croisés lors d’un dîner, et bien évidemment Léo déjà conquis, l’avait invitée à venir à un de ses concerts, elle s’empressa d’accepter. Pour une fois, il ne joua pas le jeu de la drague après le spectacle, il avait déjà ce qui lui convenait avant que le rideau ne se lève. Comme les autres, elle ne se fit pas trop prier pour faire plus ample connaissance, d’autant plus que Léa était en voyage avec son ministre. D’ailleurs, Léa le laissait libre de ses choix et de ses aventures, elle ne réclamait aucune exclusivité. Elle avait juste dit à Lucienne en riant, que le port du bas était obligatoire pour que les concerts finissent en apothéose. Fine mouche, Lucienne avait compris qu’elle lui laissait le champ libre et que sa tenue vestimentaire devrait obligatoirement se compléter d’une paire de bas.
Léa, Lucienne, Marly, il savait que le sommeil serait long à venir.
Léo se coucha, mais sur l’écran de son cinéma, les images continuèrent à défiler. Léa, encore Léa. Il était revenu au soir où elle lui avait fait ses premières confidences. Ses jeux d’adultes avec son ministre, son rôle de maîtresse sévère, le goût de son partenaire pour se déguiser en femme lors de ces parties fines. Léo savait bien que l’invitation de Léa, correspondait à son désir de rencontrer un homme qui jouait son rôle d’homme. Ce qu’il savait moins, mais il s’en doutait, elle était plutôt fascinée par les gens de pouvoir. Le ministre avait certes un pouvoir de ministre, mais Léo avait aussi le sien, peut-être encore plus significatif. Les gens venaient à lui par plaisir, pour entendre sa voix, pour être charmés, surtout les dames. Elle lui en avoua une partie, c’était bien elle qui avait exprimé le désir de venir à son concert, elle avait un peu poussé son ministre pour que l’idée semble venir de lui. Ce n’était pas innocent, elle lui avait presque ordonné de se débrouiller pour venir saluer Léo après le concert. Elle savait bien que la loge n’était pas accessible à tous, mais un ministre ça peut aller presque n’importe où, avec un simple sourire. Mais ce n’était pas tout.
Une de ses copines avait assisté à un concert de Léo, quelques temps avant. Elle était folle de lui, une vraie groupie. Elle avait posé avec lui pour une photo après le concert. Elle lui avait raconté l’épisode de la main baladeuse, à la recherche de ses jarretelles sous sa robe. Elle n’avait pas été dupe, mais ne s’en était pas offusquée spécialement. Elle avait ce qu’elle voulait, une photo avec son idole. Même s’il avait été plus loin, elle était partante.
Bien qu’à l’esprit de Léa, cela pouvait être un simple fantasme de son amie, elle avait noté l’anecdote. Elle savait comme l’intéresser, c’est pourquoi elle avait improvisé son petit jeu dans la loge en face de Léo. C’était bien de l’improvisation, car elle ne savait comment se déroulerait la rencontre, seul le hasard pouvait guider la chance.
Ainsi, Léa avait tout organisé à sa manière. Elle ne doutait pas de ses chances et de son pouvoir de séduction. Elle avait l’occasion de le tester tous les jours, mais nul ne répondait à ses attentes, de simples petits scribouillards à ses yeux, sans aucun intérêt.
Léo souriait dans son lit, même que sa femme si elle avait été éveillée, s’en serait étonnée. Il souriait pour personne, juste pour lui. Il se souvenait pratiquement mot pour mot, de la suite de sa conversation avec Léa.
– Ainsi tu m’as tendu une sorte de piège, dit Léo l’air franchement amusé.
– Un piège dans lequel tu n’as rien fait pour ne pas tomber dedans !
Léo admettait sans détours que ce genre de piège, n’importe quel homme serait prêt à prendre sa place pour en subir les résultats plus qu’agréables.
– Tu vois, pour ce soir je n’ai rien négligé, es-tu prêt à voir ce que j’ai à te montrer ? lui susurra Léa à l’oreille.
– Bien sûr, ma belle Léa !
Léa mit un air de jazz sur son tourne disque. Un tempo lent avec une pointe de saxophone. Cela correspondait plus à son style de musique préféré, que ce qu’il chantait sur scène ou sur ses disques. Mais sa voix était douée pour la chanson plus douce et de charme. On le comparaît parfois à Tino Rossi, il y avait certainement un air de famille musical entre les deux, mais il n’était pas corse, plus sûrement né à Paris avec un accent de titi bien du coin. Il l’avait rencontré une fois lors d’un gala. Le Tino de ces dames avait snobé Léo comme pas permis. Il s’en foutait éperdument, car son public à lui existait bel et bien et sa jeunesse parlait pour lui. Les dames de ses galas avaient quelques années de moins au compteur, ça c’était certain.
Léa s’installa au milieu du salon. A la manière d’une stripteaseuse professionnelle, en s’accordant à la langueur de la musique, elle enleva un à un ses vêtements. A chaque voile qui s’enlevait, Léo avait les yeux qui brillaient un peu plus. Une chaleur languissante montait en lui, comme si un concierge invisible avait monté le chauffage.
Elle ne garda qu’un soutien-gorge, un slip, un porte-jarretelles, qui tenait ses bas à coutures. L’ensemble assorti était d’un bleu paisible. Il adorait cette couleur qui le changeait du noir ou du blanc, assez habituels chez ses conquêtes. Léo était un gastronome en la matière, il avait ses petites désirs, préférait ceci à cela. Il adorait que les bas soient tenus par les jarretelles mordant bien dans le revers du bas, un peu comme un bas trop long qu’on voulait raccourcir de cette manière pour le tendre plus. Pour lui, c’était le comble de la sensualité dans l’art de porter les bas. Il n’exigeait rien en la matière, la loi du hasard faisait foi. Mais quand il découvrait ce détail involontaire, il en était ravi. Par ailleurs, il trouvait aussi que le spectacle était à chaque fois différent. C’était le même résultat que les dés lancés au hasard, à chaque nouveau lancer, ils tombaient différemment. Il en maudissait que plus les collants qui n’offraient jamais pareil spectacle. Léa avait mis dans le mille, tout était à son goût.
Elle sourit d’un air moqueur et en profita pour faire un petit numéro.
– Je vais faire un peu de publicité pour la famille. Il s’agit d’une nouvelle création qu’ils ont nommée « Azzuro », comme le ciel d’Italie. Ce n’est pas donné, mais là-bas on m’a affirmé que les bourgeoises en sont folles.
– C’est splendide ! J’espère que je vais bientôt aller faire une tournée en Italie, bien que ma renommée ne soit pas bien grande auprès des Italiens. Les disques que ma maison a publiés là-bas ne se sont pas très bien vendus.
– On devrait en offrir un à chaque acheteuse d’un ensemble !
Léo savait bien qu’il n’en était rien advenu, le temps et les éléments en avaient décidé autrement.
Cela n’enleva rien au plaisir des souvenirs qui étaient restés gravés, tout au plus ils avaient la forme d’un hier ou d’un avant-hier. Sur le moment, la boutade de Léa lui avait parue comme telle, mais en réfléchissant bien, il estima qu’il y avait une idée à creuser. D’autres vedettes faisaient une sorte de pacte du diable avec la publicité. Qu’importe de vanter une boisson ou le dernier progrès de la technique en matière de radios pour arrondir les fins de mois. Le terme le faisait sourire, il n’en avait guère besoin, mais tout l’apport financier et populaire que cela pouvait lui apporter n’était point négligeable. Il entendait sa voix accompagnant les pas d’une belle qui déambulait dans les rues en bas nylons, le regard des passants s’attardant sur les jambes avec un air envieux. Il y avait matière à contenter tout le monde, voir et être vu. Il estima que la femme, à moins d’être complètement idiote, n’enfilait pas ses bas seulement dans l’idée d’avoir les jambes au chaud. Elle pesait tout le potentiel de séduction qu’elle pouvait en tirer. Faire jouer les reflets de la lumière sur ses jambes, inviter un partenaire potentiel et lui donner l’envie de découvrir ces mystérieuses attaches, cachées quelque part sous la robe, là où la couture du bas cessait son parcours aguicheur, pour laisser la place à d’autres rêveries.
Il avait raison, estima-t-il, il avait comparé deux époques. Celle où l’élégance avait droit de cité, celle d’aujourd’hui faite de facilité vestimentaire que bien des gens assimilaient à de la liberté. La liberté, cela le faisait bien rire, ce mot passe-partout qui servait d’étendard à tous les parleurs. Il aurait bien pris un fusil à chevrotine pour lui envoyer une décharge et le transformer en passoire pour laisser couler plus facilement son mépris. Il ne se voyait pas en chanteur de rock, posant avec ses fans, sa main tâtonnant les fesses à la recherche d’une hypothétique jarretelle remplacée par un collant. Il en aurait même cassé son appareil photographique. A quelque chose son malheur était bon, il n’avait pas eu à connaître cela. Il plaignait toute cette jeunesse. Dans un élan de générosité, il en en avait même pitié, voyant une jeune demoiselle descendre son jean à toute vitesse pour répondre plus vite à l’appel de ses sens. Et l’autre en face, ce gros balourd excité comme une puce lui demandant d’aller encore plus vite. Où étaient ces fabuleux spectacles quand la dame dosait ses effets, en relevant doucement sa jupe ou en laissant entrevoir la lisière d’un bas ?
Ce moment de rage intérieure lui avait encore enlevé un peu plus ce sommeil qui tardait à venir. Il se calma et retourna vers les brumes de Léa.
– Ton idée d’offrir un disque à chaque achat de lingerie n’est pas si mauvaise, mais on pourrait même faire mieux.
– Oh oui comment ?
– Je pense qu’il leur arrive de faire de la publicité ?
– Dans les magazines, c’est certain, je crois même à la radio et au cinéma.
– Si la publicité s’accompagnait d’une chanson en fond sonore lors de la présentation, quelque chose qui fasse bien rêver, de romantique quoi !
– Je te vois venir, et la chanson serait interprétée par toi bien évidemment, je me trompe ?
– Non, tu es dans le juste. Il faudrait créer un bout de chanson spécialement pour illustrer je ne sais quel bout de film ou de publicité radiophonique. J’imagine très bien le spectateur charmé par la mélodie et prêtant l’oreille quand il l’entend. Il l’assimilera tout de suite avec le nom de la marque, chaque fois qu’il l’entendra.
– Tu aurais dû te lancer dans la publicité. Je crois en effet que les publicitaires veulent à tout prix nous faire entrer un nom en le matraquant avec des mots idiots. L’idée me plaît, mais il y en un risque. Si je soumets l’idée à mon oncle, pour autant qu’il soit intéressé, il prendra plutôt un chanteur italien, qui chante en italien.
– Oh je peux chanter en italien, même sans accent j’imagine. Et puis cela ne durera que quelques secondes, bien que l’on puisse en faire une chanson complète dont on sortirait un extrait.
Léa approuva d’un sourire et vint se blottir dans ses bras. Il ne put résister à promener sa main sur ses bas, à soulever une jarretelle et à glisser ses doigts sous le bas. Les mains de Léa ne restaient pas inactives, caressant ses cheveux les yeux dans les yeux, pleins de désir. Tout en dénouant la cravate de Léo avec une main, elle promena l’autre sur le reste de son corps, une main fébrile qui avait envie de voir disparaître tous les vêtements, ultime rempart illusoire à ses fantasmes qu’elle allait enfin pouvoir assouvir, dans quelques instant qui sembleraient une éternité.
Accroché à ses images, Léo sentit que le désir avait traversé le temps sans perdre de son ardeur. Il faillit réveiller sa femme, mais il n’aurait pas su quoi répondre à la question qu’elle aurait immanquablement posée, d’où venait cette soudaine envie de faire l’amour ?
Un voile sombre vint troubler ses envies, Léa c’était du passé, un passé aux couleurs du bonheur. Et pourtant la suite…
L’amour fou qu’il avait pour Léa, prit sa vitesse de croisière. Il l’a voyait autant que possible, sans toutefois renoncer à ses amours passagères, c’était inscrit dans un contrat imaginaire. Il savait qu’elle avait ses jeux avec son ministre, cela faisait partie de ses obligations professionnelles en quelque sorte, pas question pour elle de trouver mille excuses pour les contourner. Elle devinait bien que cela aurait signifié une faute professionnelle. D’un autre côté, elle le tenait quand même entre ses mains, nul ministre ne se serait vu à la une des journaux, suite aux confidences de sa secrétaire pour un journal à sensation. Un gros titre mentionnant un ministre qui aimait s’habiller en femme, avait de quoi faire monter le tirage d’un canard aguicheur vers les plus hauts sommets. Elle y avait songé parfois, mais elle se savait bien trop honnête pour en profiter. Elle en profitait quand même pleinement avec tous les avantages que cela lui procurait. Un beau jour le gouvernement pouvait changer et le ministre retourner à la vie de simple citoyen. Il n’en resterait pas moins un homme d’affaires important et il aurait toujours besoin d’une secrétaire, l’avenir était assuré.
Léo tourna la page de ses mémoires mentales, il passa à la suite, tout naturellement Lucienne prit la place. Il aurait pu la classer comme un amour en second. A cette époque Léa était toujours première, mais Lucienne occupait une splendide seconde place. La voir était chose relativement facile, elle était disponible, n’ayant à la connaissance de Léo aucun cœur d’attache. Il s’arrangeait pour les rencontrer à tour de rôle, quand le ministre était en goguette, Lucienne savait que la place était libre, Elle aurait presque pu lire ses prochains rendez-vous dans la presse, hop le ministre inaugurait une statue à l’autre bout du pays, la place était libre.
Entre Léo et Lucienne, les relations étaient complètement différentes sur le plan des amours. Lucienne était un peu exhibitionniste, bien moins secrète que Léa. Elle aimait bien s’amuser avec ses charmes et les laisser à la vue de tout le monde. Ce ne pouvait pas trop être le cas avec Léo, car il ne pouvait pas trop avoir l’air de fréquenter une fille du genre. Ils s’étaient quand même amusé ensemble une ou deux fois.
Léo en riait encore, il revoyait ce fameux soir où ils étaient allés prendre un verre dans un bar discret. Assis au comptoir sur des tabourets à pieds surélevés, Lucienne en profitait pour bien exposer ses jambes, au vu et au su de tout le monde. Elle laissait remonter volontairement sa jupe, dévoilant largement ses jarretelles qui faisaient un joli contraste avec ses bas sombres. Les regards se tournaient tous dans la même direction, la direction de ses jambes. Un martien fraichement débarqué de sa soucoupe, entrant dans le bar, serait passé complètement inaperçu. Là où le spectacle devint cocasse, ce fut au moment où le garçon de salle sortit de derrière le comptoir pour aller apporter les consommations à une tablée de clients. Un client, très absorbé par le spectacle offert par Lucienne, avait nonchalamment laissé trainer une jambe dans le couloir entre les tables. Le serveur qui n’en perdait pas une du spectacle, ne la vit pas et s’encoubla. Emporté par son élan, il essaya tant bien que mal de sauver le contenu de son plateau. Il n’y arriva pas, mais la jupe de Lucienne gagna le gros lot sous forme d’apéritifs divers et odorants. Elle descendit de son tabouret et dans le vain espoir de limiter les dégâts leva sa jupe complètement, offrant en spectacle total toute sa garde-robe intime. Un statisticien aurait pu noter ce soir-là, que la tendance du jour en matière de sous-vêtements consistaient en un porte-jarretelles à quatre attaches blanc, avec culotte assortie en nylon transparent, que la longueur des jarretelles étaient réglées à mi-course sur l’élastique et que la lisière du bas laissait un espace libre de huit centimètres jusqu’à la culotte. La couleur des bas arborait une tendance gris sombre, avec une couture paraissant presque noire et que la jarretelle arrière se trouvait bien centrée dans le fameux trou de serrure.
– Quel con ! furent les premières paroles de Lucienne.
Dans la salle, on se retenait d’applaudir. Les visages goguenards exprimaient un air de satisfaction non dissimulée. Pour peu, ils auraient renouvelé les consommations, à condition que le garçon refasse exactement la même chose.
Le serveur s’aplatissait en excuses, son plus cher désir du moment aurait été de se transformer en souris et de disparaître dans le premier trou venu. Il s’attendait à un scandale qui lui coûterait peut-être sa place, il attendait l’averse qui tardait à venir.
Léo ne savait pas trop qu’elle attitude adopter, mais il devina sur le visage de Lucienne, l’expression d’une sorte de satisfaction. Elle qui aimait s’exhiber avait pu le faire en toute innocence, devant un public plus que ravi. On aurait pu attendre le geste de pudeur automatique qui consistait à cacher tous ces trésors en redescendant la jupe, mais non elle semblait avoir pris l’option de sécher ses sous-vêtements à l’air libre. Léo, maintenant, savait qu’elle frissonnait intérieurement de tout cet étalage de lingerie. A part quelques odeurs inhabituelles, la nuit promettait d’être fantastique.
Le parton en personne vint constater les dégâts. Plus que navré, il offrit à Lucienne la jouissance de sa salle de bain personnelle si elle le désirait, de même que des vêtements de remplacement qu’elle pourrait choisir à son gré dans l’armoire de sa femme.
Un réveil grelotta, il ne faisait pas partie de son histoire passée, il le ramenait juste dans le présent. C’était l’heure pour sa femme de se lever. Il avait passé une nuit sans fermer l’œil, une nuit un peu folle, tout ça pour une paire de talons avec un cœur entrevue le soir d’avant.
Une paire de talons et un certain Marly qui lui prouverait qu’il avait trop d’imagination. Mais rien n’était moins sûr.
Comme à son habitude, il ne bougea pas. Du coin de l’œil, il regarda sa femme s’habiller. Il n’avait jamais cessé de l’admirer quand elle enfilait ses bas. Il ne comptait plus les fois, des milliers, mais c’était un spectacle qui le ravissait comme si c’était la première fois. Il avait encore le cadeau facile pour ce genre d’accessoire. Ses pas le dirigeaient quelques fois vers une boutique de lingerie dans une rue voisine. Il y avait ses habitudes, à chaque fois qu’il y entrait, le rituel était le même. La gérante connaissait par cœur la taille de bas que portait sa femme. Tout au plus, elle lui signalait une nouveauté quand elle en avait une à proposer. Il n’y avait plus depuis longtemps de révolution dans l’art de tisser les bas. En catimini, la vendeuse faisait quand même des affaires, un peu sur le dos de Léo. Elle avait parfois l’occasion d’en acheter à vil prix dans certaines boutiques qui les soldaient, le collant avait passé par là. Elles les proposait à Léo, l’air de rien, comme si elle venait de les acheter au prix fort chez un fournisseur. La boutique était d’ailleurs un des derniers îlots du quartier où on pouvait s’en procurer. Même si on pouvait également acheter des collants ou de la lingerie fine, il y avait toujours une clientèle de vieilles dames qui portaient toujours des bas. Léo en connaissait certaines. Par habitude, il discutait toujours le coup quand il venait. Il avait droit à son petit café, se le faire servir lui donnait une saveur particulière lui qui en servait à longueur de soirée. C’était aussi un des derniers endroits où l’on ignorait rien de sa gloire passée, il était encore un peu le chanteur de charme qui avait flambé les planches. Certaines clientes pouvaient se compter parmi ses anciennes admiratrices, il y avait même rencontré une de ses conquêtes dont il avait tâté de sa main experte la bosse de ses jarretelles.
Au début, il ne l’avait pas reconnue, les femmes avaient tellement passé comme des éclairs dans sa vie. Par contre, elle l’avait situé immédiatement, tout en doutant un instant d’être victime d’une ressemblance. Mais non, c’était bien lui, le vrai, le seul, le déchu. Il avait fini par se rappeler d’elle, à force de précisions sur l’époque et le lieu où ils étaient devenus amants le temps d’une nuit. Il n’avait pas de plaisir particulier, ni de dépit, à se remémorer une rencontre précise, mais il se comportait toujours aimablement, même chaleureusement. Il s’intéressait à connaître le chemin qu’elle avait parcouru depuis. Avec certaines, il aurait presque remis le couvert, c’était son expression coutumière, un rien par déformation professionnelle. Son ancienne conquête n’avait pas hésité à le taquiner.
-Alors Léo, toujours en admiration devant les bas et les jarretelles ?
– A ce point de vue, je n’ai pas changé d’un pouce, toi aussi à ce que je vois, tu portes encore des bas à coutures ?
– Mon mari adore cela !
– Il a bien raison, mais cela veut dire que tu t’es mariée ?
– Ah oui, mon mari est dans la police, il est commissaire à la pj, tu vais c’est les initiales de porte-jarretelles, je suis sûr qu’il a choisi cette voie, rien que pour les initiales. Mais on m’a dit que tu tenais un bistrot ?
– Je vois que dans la police on est bien renseigné, mais du calme, j’ai des photos de quoi te faire chanteur. La femme du commissaire en petite tenue, cela doit aider à faire sauter quelques contraventions, tu ne crois pas?
Elle se mit à rire, car elle sentait bien qu’il disait cela pour la taquiner. Elle surenchérit.
– Je crois qu’il serait plutôt fier de moi, si je me souviens bien j’étais plutôt à mon avantage en temps-là, depuis le temps a passé. Je lui ferais regretter de ne pas m’avoir mariée plus tôt. Tu ne veux pas me les vendre?
– Ah ça non je les garde précieusement, c’est ma collection personnelle, une et indivisible ! Mais si tu veux venir un soir à la maison, je veux bien les lui montrer. Toutefois, je ne veux pas enfreindre un article de loi quelconque en les lui montrant.
– Si tu lis certains magazines d’aujourd’hui, tes photos, on peut presque les montrer à l’école !
– Je ne les lis pas, ça manque de bas et de jarretelles là-dedans ! Je préfère la pratique à la théorie et contempler mes bonnes vieilles photos, au moins ça c’est du vrai !
– Ah si on me demandait de poser pour eux, je pourrais sans doute inverser la tendance.
– J’en suis sûr, mais il y a urgence !
D’un geste théâtral, elle souleva un coin de sa jupe.
– Tu vois ce beau porte-jarretelles noir et ces magnifiques bas ? Pour l’instant, il n’y a que toi qui les as vus, même mon mari ne les a pas encore admirés, je viens de l’acheter. Avant de l’étaler sur le papier, je veux quand même le faire profiter de cet achat, le public attendra.
Plongé dans ses pensées en ce petit matin, Léo entendit à peine sa femme qui descendait les escaliers. Ce souvenir revenu du passé lui avait rappelé un point qui n’était peut-être pas inutile pour son futur proche, le mari était commissaire. Depuis ces fameuses retrouvailles dans la boutique, ils s’étaient revus plusieurs fois, elle et son mari, devenu une sorte de bon copain. Un changement d’affectation les avait un peu éloignés, les uns des autres, mais il savait où les trouver.
Il revint vers la boutique et les scènes qui étaient gravées dans ses souvenirs. Le défilé des clientes recommença à tournoyer dans ce décor fait de bas nylons de lingerie. Pendant ses séances de dégustations de café, tout en entretenant la conversation avec la patronne, les clientes entraient et sortaient. Elles ne semblaient pas du tout gênées de la présence de Léo, pour certaines il faisait partie du décor, on s’étonnait même qu’il ne soit pas là. Comme elles savaient toutes plus ou moins qu’il était une ancienne vedette, elles ne s’en trouvaient que plus à l’aise. Cette intimité relative plaisait surtout aux clientes les plus âgées, les plus jeunes ignorant presque tout de lui, n’éprouvaient rien de spécial. C’était même les habituées de l’achat de collants, ce qui ne manquait pas de hérisser les poils de Léo intérieurement. La seule chose qu’il pouvait leur concéder, c’est la présence d’une certaine féminité, les jupes étaient encore une manière de l’assumer. Il devait bien se l’avouer, le résultat ne manquait pas d’attrait dans certains cas. Et puis, il n’ignorait pas que ces jeunes demoiselles ne
poseraient pas avec lui, il ne choisirait pas l’une ou l’autre pour prolonger la soirée.
Une des clientes régulières était une institutrice au bord de la retraite, madame Dumet. Il connaissait bien ses habitudes, elle n’achetait que des bas, jamais de collants. Il n’en fallait pas plus pour que Léo la considère comme une personne très bien, tout en s’imaginant qu’elle n’achetait pas des bas pour sa vieille mère. Il en avait eu la confirmation au cours d’une phrase lâchée innocemment au cours d’une conversation, qu’il avait entendue quand elle se plaignit à la patronne d’une marque de bas qui semblait ne plus avoir la qualité d’autrefois. Il avait fini par lier connaissance plus étroitement avec elle, pour une raison à laquelle il n’avait pas imaginé un instant pouvoir l’intéresser.
Madame Dumet avait une classe d’adolescents, qui comme tous les jeunes de cette époque, n’avait d’oreilles que pour les derniers succès à la mode. C’était le plein boum des carrières qui durent quelques mois. Elle n’était pas du tout conservatrice, elle-même se prenait parfois à fredonner un air chanté par une de ces vedettes nouvelle version. Sa jeunesse, elle l’avait passée à écouter « Les Roses Blanches » ou « Parlez-Moi D’Amour », mais c’était déjà loin. De son passé, on pourrait presque dire qu’elle n’avait gardé que l’habitude de porter des bas, ça c’était sa seule vraie concession à son passé. Pour le reste, même si elle ne s’était jamais mariée, elle n’avait jamais manqué de prétendants, préférant les saisir au vol. Elle s’était toujours basée sur l’intellect de la personne, plutôt que son physique.
Elle avait pensé qu’il serait intéressant que Léo vienne un après-midi dans sa classe, raconter ce qu’il avait vécu dans sa carrière de chanteur, mais surtout comment il était retombé dans l’anonymat, ce qu’il avait ressenti et comment il s’en était sorti. Elle y voyait une évidence, entre sa carrière et celles des vedettes d’aujourd’hui, dont très peu allaient au-delà de quelques disques et concerts. En quelque sorte, elle voulait montrer à ses élèves la futilité de vedettariat.
Léo avait trouvé l’idée un peu farfelue, mais d’un autre côté cela ne lui déplaisait pas, il accepta sans trop se faire prier. Selon son idée, il envisageait cette rencontre comme une sorte de petite guerre entre le style de musique qui l’avait rendu populaire et ce que les jeunes écoutaient, à grands renforts de guitares et d’amplificateurs. A son grand étonnement, ils s’étaient montrés intéressés, plus que polis, même un peu admiratifs. Léo en avait profité pour glisser un mot sur l’évolution de la mode. Sans en avoir l’air, il avait fait sa petite allusion sur le manque de féminité de la jeunesse actuelle, en insistant juste un peu sur le collant, qu’il avoua détestable, au gré de ses propos. Nul doute que les garçons de la classe l’avaient secrètement approuvé, les filles n’en dirent pas plus, mais Léo le pensa fortement, que si parmi elles il y en avait une qui reconsidérerait sa position, ce serait déjà une victoire.
Madame Dumet se montra très satisfaite de la visite de Léo, elle lui exprima toute sa gratitude. Elle avait remarqué le passage sur les collants, elle en profita pour glisser son avis sur le sujet.
– Vous savez monsieur Léo, elle l’appelait comme ça, vous savez que je porte toujours des bas. Je trouve cela bien plus seyant qu’une paire de collants. J’ai l’impression d’avoir une prison autour du ventre. Je ne vous parle pas des effets que cela peut avoir sur les hommes, je les connais bien, vous en êtes un témoin.
– Madame Dumet, je suis entièrement d’accord avec vous, je puis même vous avouer que si vous ne portiez pas de bas, je n’aurais sans doute pas accepté de venir dans votre classe. Rien que le fait de savoir qu’une femme porte des bas dans mon voisinage, me remplit d’une intense satisfaction, que je suis seul à pouvoir ressentir.
– Vous savez, quand je donne des cours, il m’arrive parfois d’attraper le regard d’un de mes élèves au vol. Croyez-bien, ils ne demanderaient pas mieux que d’en voir plus. C’est spécialement le cas quand je porte des bas à coutures, je crois qu’ils savent faire la différence et savent que ce sont des vrais bas. J’imagine quand ils guignent sous la jupe d’une copine, ils sont déçus de ne rien trouver d’autre qu’une continuation de ce qu’ils voient d’habitude.
Sans aller plus loin dans la discussion, Léo s’éclipsa. Il pensait fortement que l’institutrice avait une petite idée derrière la tête. Mais, il s’était une fois pour toutes résigné à son serment de fidélité envers sa femme. Il ne l’oublierait jamais, c’était le seule et unique qui était venue à son secours dans ses moments noirs. Il avait, plus facilement qu’il n’aurait pu l’imaginer, renoncé à ses caprices de vedettes. La force de l’amour n’y était pas étrangère.
Malgré tout, sa visite au collège eut une suite inattendue. Madame Dumet en fit la confidence à Léo. Deux élèves, parmi les demoiselles de la classe, lui demandèrent où on pouvait encore acheter des bas. Elle leur avait donné l’adresse de la boutique. Léo s’imagina que ce serait une passade, un essai pour la rigolade. Il dut convenir du contraire, quand il constata qu’une des élèves dont il se souvenait très bien, devint une cliente régulière de la boutique. Son vœu pieux avait été exaucé, elle semblait être devenue une adepte du port des bas.
Léo se décida à mettre un terme à sa longue nuit de souvenirs. Il se leva, alluma sa première cigarette. Il rangea ses albums de photos qui traînaient encore sur la table du salon. Il eut la vague impression que cette journée serait peut-être une journée banale. Mais depuis moins d’un jour, il savait qu’elle pourrait avoir un tout autre visage. Tout dépendrait d’un certain Marly et de ses confidences. Les dés tournaient sur la table de jeu, allaient-il s’arrêter sur un nombre bénéfique ou maléfique ?
Il descendit dans le bistrot, sa femme plaisantait avec les habitués de cette heure encore matinale. Il y avait les alcoolos qui allumaient le premier soupçon d’ivresse, ils tiraient à coups de canons dans la bataille engagée entre eux et cette sacrée bouteille. Pour d’autres, le petit noir du matin prenait des allures de croisière avec dans le ciel un croissant doré. Quelques dames, entre deux achats de boustifaille, s’accordaient un instant de pause avant de mettre le feu sous la casserole.
Léo salua la clientèle d’un cordial bonjour. Il prit son panier et partit à la recherche d’un hypothétique menu de midi, une loi dictée par le hasard de l’offre des petits magasins des rues avoisinantes. Son bistrot offrait aussi de quoi se taper la cloche à quelques habitués qui considéraient la pause de midi comme sacrée. Il n’avait jamais pris le moindre cours de cuisine, mais il aurait pu tenir un grand restaurant. Il s’y entendait pour faire mijoter les petits plats traditionnels appréciés de tous. Il cuisinait un plat du jour pour une dizaine de clients, jamais plus, les premiers arrivés étaient les premiers servis. Il y avait toujours un steak et des pommes frites pour les excédentaires, accompagnés d’une petite sauce à base d’ail frais, un de ses secrets de cuisine, dont il n’avait jamais révélé a recette exacte. Le soir, pour les affamés, il était toujours possible de s’en régaler, mais c’était un à-côté.
Il fit sa tournée habituelle, ses points de repère où tous les marchands le connaissaient. C’était souvent eux qui décidaient indirectement du menu de midi, en proposant ceci ou cela. Il optait pour une proposition ou une autre, aujourd’hui ce serait un pot-au-feu et demain peut- être une tête de veau vinaigrette ou encore des jarrets. Il ne s’y attendait pas, mais il tomba par hasard sur Marly, l’occasion était trop belle, il l’accosta :
– Salut Marly, tu vas bien ?
– Salut Léo, tu as déjà composé le menu de midi ?
– Pas encore, mais j’aurais quelques chose à te demander, tu viens prendre un verre.
Marly accepta, un peu étonné. C’est bien la première fois qu’ils auraient l’occasion de prendre un verre ensemble en dehors des lieux où lui était le patron et lui le client. Mais il n’aurait pas eu l’idée de refuser, du reste on pouvait parler d’amitié entre eux, une amitié sans flamme, ni glace. Ils s’installèrent dans un petit bistrot quasiment désert. Léo entra directement dans le vif de sa quête.
– Depuis hier soir, mon passé rejaillit un peu à cause de toi.
– Ah bon, tu m’étonnes ?
– Ce n’est pas tellement toi qui en es la cause, mais la jeune et jolie dame qui t’accompagnait hier soir.
– Ah, voilà Léo qui nous fait sa crise de jalousie, je sais qu’elle est un peu jeune pour moi, mais je peux t’assurer que c’est elle qui m’a dragué.
– Rassure-toi, je ne suis ni jaloux, pas plus que j’ai l’intention de lui conter fleurette, mais j’aimerais savoir une chose très précise sur elle.
– Si je peux te répondre, je le ferai.
– Cela va sans doute te paraître étrange, mais sais-tu d’où viennent les chaussures qu’elle portaient hier soir ? Un cadeau de toi ?
– Je pense que tu fais allusion aux talons avec le cœur sur le dessus?
– Oui ceux-là !
– Etrange ta question, mais je peux y répondre sans trop me tromper. Ce n’est pas un cadeau de moi, mais je crois savoir que c’était des chaussures qui appartenaient à sa mère. Elles les a trouvées dans son grenier, et comme elles lui plaisaient, elles les a mises.
– Tu connais sa mère ?
– Non je ne l’ai jamais vue, elle est décédée l’année passée.
– Tu sais son nom ?
– Elle s’appelait Irène, je crois. Mais pourquoi toutes ces questions ?
– Il faut que je t’éclaircisse sur une partie de mon passé. J’ai connu une fille, alors que j’étais une vedette, elle s’appelait Lucienne. Entre des dizaines de passades, elle a compté un peu plus que les autres. Pour son anniversaire, je lui ai offert une paire de talons avec un cœur dessus. Je les ai fait faire spécialement pour elle, sur mesure. C’est une exécution que je pense unique, alors tu vois pourquoi cela m’intrigue.
– Tu penses que c’est sa mère et que ce sont ses chaussures.
– Pas vraiment non, mais je vais te raconter la suite. Nous nous sommes perdus de vue, on avait chacun sa vie propre. Puis un jour, j’ai eu mon accident, ce fut un trait presque définitif sur mon passé. Je n’ai pas trop mal réussi pour la suite, surtout avec ma femme, qui fut la transition entre le passé et le présent. Il y a une dizaine d’années, les flics ont débarqué chez moi, on avait retrouvé Lucienne morte dans un bois près de Lagny. Selon toutes les apparences, elle avait été empoisonnée et déposée là. C’était une enquête de routine, mais comme j’avais été un de ses amants, j’aurais pu être le meurtrier. Il ne me fut pas trop difficile de prouver que je ne l’avais pas revue depuis longtemps. Mais les flics cherchaient surtout des infos qui auraient pu les aider. A ce jour et à ma connaissance, le mystère reste entier. Alors tu comprends pourquoi ces chaussures m’intéressent, surtout si ce sont les mêmes. Mais comment as-tu connu ta conquête et que sais-tu du passé de sa mère ?
– Je comprends bien ce qui t’intrique. A mon tour de te raconter comment je l’ai rencontrée. Tu sais sans doute que je suis une ancienne figure de la résistance, Marly c’était mon nom de résistant, il m’a suivi fidèlement en devenant un surnom. Après la guerre, cela m’a valu de travailler dans un cabinet ministériel comme délégué aux anciens combattants, j’y travaille encore. A l’origine, quand la guerre est survenue, je me destinais à une carrière de prof d’histoire. Il y a environ six mois, j’étais à une réunion d’anciens combattants comme représentant du gouvernement. C’est là que j’ai rencontré ma conquête, Isabelle, son père était un officier qui avait rallié de Gaulle à Londres. Il vit toujours, il a pris sa retraite dans un coin calme d’Auvergne. Quant à sa mère, je crois qu’elle a toujours vécu avec lui. Isabelle est une folle d’histoire, elle vit un peu dans le passé, fascinée par les années 30 ou 40. Avec elle j’avais mes chances, sortir avec un combattant de l’ombre, je faisais partie de son destin, plus que par mon passé que mon physique, nous avons trente ans de différence. Mais cela ne me déplaît pas, j’en profite au maximum.
– Et les chaussures, tu n’as pas la moindre idée ?
– Ah ça non, pour autant qu’il s’agisse des mêmes, je m’explique pas comment elles seraient arrivées en possession de la mère d’Isabelle. Si c’est bien celles-là, je n’imagine pas les parents d’Isabelle mêlés à une quelconque histoire louche. Son père est très vieille France, sa mère adorable, d’après ce que j’en sais. Mais il faudrait que j’essaye d’en savoir plus.
-Tu veux bien faire cela pour moi ?
– Ecoute, si tu payes l’apéritif, je l’amène ce soir chez toi. Après la fermeture, on pourra discuter tranquillement. Sauras-tu reconnaître les chaussures de plus près ? Je veillerai à ce qu’elle les porte. le l’avertirai de ce qui t’intrigue. Et puis, je l’ai mise au parfum de ton passé de chanteur, je crois qu’elle aime bien ton style, c’est rétro!
– Tu lui demanderas de porter des bas aussi ?
– Alors ce sera une double tournée, là je fais dans la facilité, car elle sait que je lui interdis les collants !
– Sacré Marly, tu es encore pire que moi ! Peut-être on n’arrivera à rien, mais si je peux faire quelque chose pour la mémoire de Lucienne, ce sera une sorte de cadeau posthume que je lui ferai.
– Va préparer ton dîner, les clients attendent, sinon tu devras ouvrir des conserves. A ce soir !
La journée sembla longue à Léo. Il attendait patiemment le soir et la venue de Marly et de son amie. Il craignait surtout que celle-ci fasse changer d’avis Marly sur l’opportunité de sa rencontre avec lui. Aller fouiller dans le passé de certaines personnes, passer pour un acte quelque peu indiscret. Cela pouvait se résumer en un vilain défaut de curiosité malsaine. Mais il savait que Marly n’était pas n’importe qui. Il avait caché dans la conversation qu’il avait été un déporté emmené à Dachau dans le train du 2 juillet 1944, qui compta plus de 500 cadavres à l’arrivée (*). Pour lui, la vie, la mort, devaient avoir une saveur particulière, des scrupules, il ne devait pas en avoir des réserves infinies. Il fallait juste patienter et tirer en longueur cette satanée journée.
Pour finir, elle s’écoula entre deux conversations avec les clients, les banalités que l’on échange de part et d’autre du comptoir. Un peu avant minuit, il vit entrer Marly et son amie, il était rassuré, il y aurait peut-être une nouvelle nuit d’insomnie, mais sa conscience serait soulagée. Il ne put s’empêcher d’admirer les jambes de la dame, merveilleusement galbées de bas à coutures qui captaient les reflets de la lumière pour danser aux sons d’une symphonie muette que Léo mit en musique à sa manière. Il nota la présence des fameux talons aux pieds de la dame tout en laissant son esprit divaguer. Il était certain que si elle lui avait demandé de poser pour une photo après un concert, il aurait entamé son petit jeu habituel, à la recherche de la bosse d’une jarretelle, tout en ayant l’air très innocent sur le papier photographique. Il aurait aussi complété son album avec quelques clichés. Il savait qu’il rêvait, elle devait juste avoir l’âge d’aller à l’école quand il était au sommet de sa gloire. Mais il ne pouvait que féliciter Marly mentalement, la chance qu’il avait de se pavaner avec une pareille compagne, il en tirait un rien de jalousie. Toutes ses pensées n’étaient que futilités, le couple n’était pas là pour une partie à trois, mais pour des choses beaucoup plus sérieuses. Cela n’empêcha pas Léo de jouer son rôle de bistrotier, il proposa le champagne. Il n’y avait rien à fêter, mais on pouvait en boire simplement pour le plaisir. La proposition fut acceptée et il servit trois coupes, la sienne juste pour trinquer en attendant que le dernier client s’en aille. Heureusement, le dernier quitta le bistrot assez rapidement. Léo descendit le store, ainsi ils seraient tranquilles pour discuter. Il s’installa à la table.
– Mademoiselle, je vous remercie d’être venue, dit Léo en guise de départ de conversation.
– Je vous en prie, Marly m’a glissé quelques mots sur vos préoccupations, j’espère pouvoir vous aider.
– Il vous aura dit que j’avais fait faire, il y a bien des années, une paire de chaussures semblables aux vôtres. Je les avais offertes à une de mes amies de l’époque pour son anniversaire. Je l’ai perdue de vue par la suite. Cela n’aurait pas d’importance, si on n’avait pas retrouvé le cadavre de cette amie, victime d’un meurtre.
– Oui, il m’a dit tout cela, c’est pourquoi j’ai voulu venir ce soir, pour éclaircir cette histoire.
– Maintenant, il se peut que ces chaussures soient d’une toute autre provenance, que cela soit juste une ressemblance. C’est pourquoi je vous prierai de m’en laisser examiner une.
Isabelle se tourna, croisa ses jambes, enleva une chaussure et la tendit à Léo. En d’autres temps, il n’aurait pas perdu une séquence du spectacle, mais il regardait droit devant lui, comme un condamné qui apercevait la guillotine qui allait lui couper la tête. Quoiqu’il arrive sa tête resterait bien sur ses épaules, mais il se pouvait aussi qu’une autre ne soit plus pour bien longtemps à sa place habituelle, une tête inconnue qui se trouvait à quelque part. Léo prit la chaussure, l’examina sous tous les angles, il se tourna vers Marly :
– Ce sont bien les mêmes, tu vois, elles sont signées par celui qui les a faites, la semelle porte le nom de « Carles, artisan cordonnier », c’est bien lui qui les avait faites à ma demande, je doute fort qu’il en a fait d’autres, c’est pas son genre. Il avait la réputation de faire des modèles uniques sur demande, et puis il aurait encore fallu qu’on lui demande la même chose.
– Don c’est plus que probable, questionna Marly.
– Ma foi, oui. Certainement Isabelle va pouvoir nous en dire plus sur le fait qu’elles soient en sa possession.
– Elles étaient bien dans les affaires de mère. Je les ai trouvées à son décès, en faisant l’inventaire des choses que nous ne voulions pas garder. Comme vous le savez sans doute, j’aime assez ce qui est ancien. Quand je les ai vues, elles m’ont tout de suite plu, je les ai mises de côté sans idée spéciale. Ce n’est qu’après ma rencontre avec Marly que j’ai décidé de les porter. Je les gardais un peu pour une grande occasion, ne voulant pas les user inutilement. J’en ai d’autres paires qui sont moins dommage.
-Savez-vous, comment elles sont arrivées dans la garde-robe de votre mère ? C’est là le point crucial.
– Je crois savoir, oui. Je devais avoir dix ans. Mon père qui était un officier, fêtait sa nomination au grade de général. Nous habitions alors à Boulogne-Billancourt. Pour fêter l’événement, mes parents avaient invité un tas de monde. Un incident est survenu lors de la réception. Une femme qui figurait parmi les invités, un peu saoule, est tombée dans la piscine qui nous avions dans le jardin. Elle n’était pas bien profonde, mais elle était surtout vide. La femme s’est cassé une jambe en tombant. Une ambulance est venue et l’a emmenée à l’hôpital. Dans la panique, les chaussures qu’elle portait sont restées sur place, personne ne les a jamais réclamées. Ce sont bien celles que je porte, celles qui vous intéressent.
-Savez-vous qui était cette femme ?
-Vous savez, pour moi, tous ces gens étaient des inconnus. Mais aujourd’hui, j’ai pensé que mon père devait se rappeler de cette histoire, alors je lui ai téléphoné.
-Et qu’a-t-il dit ?
-Il s’en rappelle très bien, même que sur le moment il était un peu en colère à cause de cette histoire. Il m’a d’ailleurs affirmé que cette femme était du genre assez vulgaire, sans doute une femme de rencontre, pour ne pas dire une prostituée.
-Sait-il pourquoi elle était parmi les invités ?
– Lors de la réception, il y avait un orchestre qui mettait un peu d’ambiance pour une partie dansante. D’après mon père, c’était la copine du chef d’orchestre. Mon père croit se rappeler qu’il s’appelait Eddy Singer, ou quelque chose comme ça.
Léo, qui jusque-là écoutait impassible mais intéressé, fit un bond sur son siège et s’exclama :
Ah, la vache !
Isabelle et Marly se regardèrent, ils semblaient avoir soulevé un lièvre dans cette partie de chasse où le passé s’emmêlait avec le présent. Après un instant de réflexion, Léo prit la parole :
– Eddy Singer était mon chef d’orchestre et arrangeur, je crois qu’il avait un peu profité pour la draguer dans mon dos. Je n’en tenais pas ombrage, j’ai fait trop de cocus pour réclamer vengeance. D’après ce que je sais, elle ne s’intéressait pas trop à lui. Quand elle m’a annoncé qu’elle voulait me quitter pour un homme qu’elle aimait, je suis sûr que ce n’était pas lui. Par contre, Singer était assez introduit dans un milieu pas toujours recommandable. Je ne me suis jamais trop occupé de ses affaires, professionnellement il était d’une grande qualité, ce qu’il faisait entre, je m’en foutais. Après ma chute, il a fait partie des personnes qui ne se sont jamais préoccupé de ce que je devenais. A la limite, je n’avais plus besoin de lui, son métier était la musique, du moins c’est principalement pour cela qu’il était connu. Qu’il soit présent à la fameuse soirée, c’est dans la logique des choses, mais cela n’explique pas pourquoi sa copine portait les chaussures de Lucienne. Je n’imagine pas qu’elle s’en soit séparé d’une manière comme d’une autre. Je ne sais pas ce que tu en penses Marly, toi qui est un peu neutre dans cette histoire?
– Tu sais, pour moi, c’est plutôt obscur. Il y a certainement quelque chose d’un peu mystérieux entre tous les liens qui tissent cette histoire. Mais, Isabelle, sais-tu si quelqu’un a réclamé les chaussures après l’accident ?
– Je me souviens vaguement que mes parents en ont parlé, une ou deux semaines après l’accident. Ma mère avait demandé à mon père, ce qu’il fallait en faire. Papa avait dit de les mettre dans un coin au cas où on les réclamerait. Apparemment cela n’a jamais été le cas.
Léo réfléchit un instant, alluma une nouvelle cigarette, et exprima ses pensées :
– Il est certain que Singer et sa copine ignoraient que les chaussures avaient un signe particulier, les cœurs, décoration faite sur commande. Que ce signe créait un lien indiscutable avec Lucienne, ils l’ignoraient aussi. Soit ils sont absolument en dehors du coup, soit ils pensaient que cela n’avait aucune importance, le point critique est de savoir comment elles sont entrés en leur possession. Je suis presque certain que Singer n’a jamais vu Lucienne avec mon cadeau aux pieds. Nous nous retrouvions en dehors du métier, elle n’est jamais venue assister à un de mes concerts où Singer aurait pu l’apercevoir les portant. Je ne crois pas plus qu’elle les mettait pour ses escapades avec sa nouvelle conquête. Il s’est passé quelque chose, à un moment où les trois étaient ensemble.
– Je crois que tu as raison, dit Marly, reste à savoir quoi et comment.
– La chose principale pour moi, c’est de me rappeler que Lucienne est morte par la volonté de quelqu’un de malfaisant. Ce n’était sans doute pas une sainte, mais une personne que je classerais comme respectable, sans haine pour quiconque. Avec votre permission, je vais aller un peu plus loin. Une de mes anciennes conquêtes a marié un flic que je peux considérer comme un ami. Je vais lui soumettre le cas, il me dira où me diriger. Il se peut, Lucienne, que l’on vienne vous demander quelques renseignements, à vous et à votre père, j’espère que vous y consentirez ?
– Pour moi, il n’y a aucun problème. Papa sera certainement heureux d’y contribuer, cela ne fait aucun doute, mais je ne sais pas si nous serons efficaces.
– N’en croyez rien, vous êtes le point le départ de tout ce qui m’arrive depuis quelques temps. Vous êtes juste des témoins d’une chose qui a ressurgi d’un passé, que certains croyaient mort. Les enquêtes policières, c’est trop compliqué pour moi, mais il y a des professionnels qui verront sans doute plus clair dans cette histoire. Mais en attendant finissons plutôt le champagne, venger peut être quelqu’un, cela peut se fêter. S’il le faut on peut aussi ouvrir une autre bouteille.
– Léo, tu sais je crois que tu es un personnage qui mérite le détour, ton acharnement à tirer au clair les circonstances de la mort d’une de tes anciennes maîtresses est digne de quelqu’un qui a gardé un brin de férocité envers le côté laid des choses.
– Mon pauvre Marly, toi qui étais dans l’enfer de Dachau, tu dois te souvenir que la sinistre inscription qui ornait l’entrée du camp ?*
– Arbeit macht frei ?
– Oui, eh bien la justice rend encore plus libre, cela je ne le dis pas à contre-emploi !
– C’est ce que j’essaye de faire depuis que je suis revenu des camps de la mort. Mais dis-moi, tu as une photo de Lucienne ? Je crois que j’aimerais bien lui mettre un visage. J’aimerais faire sa connaissance en quelque sorte.
– Un photo ? Mais j’en ai des tas. J’y avais pensé avant que vous veniez, j’ai mis mes albums au frais. Vous verrez, c’est plein de dames en tenue légère, plein de bas nylons, de jarretelles, plein de Luciennes. J’espère que cela ne vous choque pas Isabelle ?
– Vous voulez sans doute me faire rougir ? Je vous informe tout de suite que c’est raté. Des bas et des jarretelles, j’en porte ce soir. Au cas où, vous auriez un doute, je n’ai pas trouvé mon porte-jarretelles dans les armoires de ma mère, je refuse totalement de le mettre à disposition de la police comme pièce à conviction! D’ailleurs regardez…
Isabelle leva un coin de sa jupe, elle fit voir à Léo la lisière de ses bas et un bout de ses jarretelles. Léo, qui n’en espérait pas tant pour ce soir, se rinça l’œil et éclata de rire :
– C’est promis, je n’en parlerai pas à la police !
* fait historique authentique
Léo alla chercher ses livres de photos. Il commença par celui dans lequel il était sûr de trouver les photos de Lucienne. Elle y figurait en bonne place, il est vrai qu’il avait eu plusieurs occasions de la faire poser. Il choisit celle où elle posait avec un ses fameux talons. Marly la regarda longuement :
– C’était une belle femme, tu avais d’excellents goûts Léo…
– Oh tu sais, je crois que les tiens valent bien les miens, affirma-t-il en glissant un sourire à Isabelle.
– A voir la grosseur de tes albums, je suis sûrement un modeste tombeur à côté de toi.
– Bah tu sais pour moi, c’était plutôt facile, je n’avais qu’à faire mon choix. Je ne suis pas sûr que ce choix était toujours le meilleur de la soirée. Je me suis quand même ramassé une ou deux fois. Et vous Isabelle, son visage ne vous rappelle rien ?
– Je pense que vous aimeriez savoir, si par hasard elle n’était pas à la soirée paternelle ?
– En effet, si par hasard, elle avait été là, cela changerait sans doute un peu la donne. Votre père a-t-il encore des photos de la soirée ?
– Pour être honnête, je ne me souviens pas d’avoir vu cette dame. Il me semble qu’il n’y avait pas de dames seules, quelques couples que mon père connaissait, des couples réguliers en somme. Il y avait bien quelques militaires, mais je crois qu’ils étaient plutôt en service commandé. Pour les photos, elles existent bien sûr, mon père les possède encore. Peut-être que la fameuse miss aux talons figure sur l’une d’entre elles, mais je ne crois pas que le monde s’est attardé à photographier l’orchestre ou les environs immédiats de la scène. Je demanderai à mon père qu’il les examine, il verra bien si elle est là, il doit s’en souvenir.
– Bien, c’est juste au cas où il faudrait faire des recherches, une photo c’est mieux que tout. Mais je pense que le sieur Singer est toujours de ce monde, il sait peut-être ce qu’elle est devenue et où elle se trouve, bien que j’imagine qu’il ne s’est pas marié avec. C’est le témoin principal, elle sait comment les talons ont fini à ses pieds. Dès demain, je vais téléphoner à la femme de mon ami dans la police, il prendra contact avec moi. Pour l’instant, c’est une affaire privée, pour l’instant.
– Fais comme tu penses Léo, quand je regarde le visage de Lucienne, je pense que dans l’au-delà, elle ne demande pas mieux.
– C’est sûr que je préfère le vin d’ici à l’eau de là, mais buvons encore un verre à sa mémoire. Après je vous laisse filer, vous devez me trouver un peu léger dans le rôle de justicier, surtout cela doit vous donner sommeil ?
– Vous savez Léo, je n’aime pas les gens qui tuent. Je suis très heureuse d’avoir choisi de mettre ces chaussures. Par ce geste innocent, j’ai involontairement mis les pieds dans ce qui pourrait être un tas d’ordures. C’est bizarre comme une banale paire de souliers peuvent être chargés d’histoire.
– Oh il n’y a pas que les souliers. Je vais vous raconter une histoire qui m’est arrivée après un concert. Selon mes bonnes mauvaises habitudes, j’avais dragué une dame après le concert. Elle s’appelait Denise. Je dois dire que ce fut une conquête facile. Bien sûr, je l’ai emmenée dans mon hôtel. Nous avons commencé par boire un verre au bar. Alors que nous buvions, un dame est venue s’assoir à côté de nous et a engagé la conversation avec moi. Elle sortait aussi du concert et avait l’air enchantée de ma prestation. D’habitude, je n’aime pas trop que l’on me dérange quand je suis en conversation sérieuse avec une dame. Elles n’aiment pas perdre l’exclusivité, tout d’un coup elles vous plantent là et filent fissa. Si c’est juste pour demander un autographe, pas de problèmes, je fais et au-revoir et bonne soirée. Mais là, la diablesse s’accrochait. Elle savait bien s’y prendre, croisant et décroisant les jambes, elle me laissait voir ses lisières de bas, ses jarretelles, quand ce n’était pas sa culotte. Ma conquête ne semblait pas la trouver gênante, bien au contraire. Ce n’était pas dans mes habitudes, mais j’ai commencé d’avoir envie d’une partie à trois. Au pire, j’avais deux modèles pour le prix d’un. J’ai suggéré l’idée à demi-mots, et pour finir nous nous sommes retrouvés tous les trois dans ma chambre. Avant d’entrer dans le vif du sujet, si l’on peut dire, j’ai initié une partie de photographie. Elles ne se sont pas fait prier, lever de jupes, et de plus en plus fort. A un moment, elles se sont étalées sur le lit et ont commencé à se rouler des pelles, j’étais tombé sur des gouines. Franchement ce n’était pas pour me déplaire, j’ai pensé que Denise devait faire les deux, car elle ne serait pas venue avec moi. J’étais moins sûr pour la seconde, mais j’ai pris mon mal en patience. La seconde a complètement déshabillé Denise, elle était complètement nue. C’est alors que le destin s’est manifesté sous la forme de coups portés sur la porte de la chambre.
– Ouvre cette porte salope! Je sais que tu es là et que tu t’envoies en l’air avec tes chanteurs de charme !
Denise a pâli et a murmuré :
– C’est mon mari !
Bon le trio d’accord, mais je ne voulais pas d’un quatuor, d’ailleurs je ne suis pas pédé. Je leur ai fait signe d’aller se planquer dans la salle de bain et je suis allé ouvrir la porte. Une sorte de furie est entrée dans la chambre gesticulant et regardant partout. Je me suis mis devant la porte de la salle de bains et je l’ai apostrophé :
– Mais monsieur, en voilà des manières, vous entrez dans l’intimité des gens sans crier gare. Je peux vous demander ce que vous cherchez ?
– Ma femme, je sais qu’elle est là, on ne l’a dit!
– En êtes-vous sûr ?
– Certain, d’ailleurs je vois son porte-jarretelles sur le lit !
-Oh vous savez, un porte-jarretelles n’est pas une pièce unique, ils sont faits en série.
– Celui-là nous l’avons acheté à New York, je doute qu’ils se vendent à Paris à tous les coins de rues !
C’était sûr, il avait des doutes et il allait pénétrer dans la salle de bains. C’est alors que notre seconde rencontre est sortie de la salle de bains en trombe, juste avec ses bas, son porte-jarretelles et sa culotte :
– C’est qui cet abruti qui nous dérange ? Pour autant que je le sache je ne suis pas marié avec lui, qu’il nous laisse tranquilles ! Si on a plus le droit de changer de porte-jarretelles sans être dérangé, o va-t-on ?
Le mec s’est trouvé un peu con, il ne savait plus où se mettre. J’en ai profité` :
– Vous savez, mon amie va aussi de temps en temps à New York, cela lui arrive d’acheter ses porte-jarretelles là-bas. Mais vous ne maintenez plus que c’est votre femme ? Celui qui vous a renseigné s’est bien foutu de vous, ou ne doit pas être très physionomiste. Alors s’il vous plait, laissez-nous !
Le mec a tourné les talons sans dire un mot de plus. J’étais plutôt content de la tournure des événements. Je me suis quand même un peu méfié, j’ai été faire un tour rapide dans l’hôtel pour voir s’il ne montait pas la garde dans un coin, mais il avait l’air d’avoir mis les voiles.
Une qui était soulagée, c’est bien Denise. Elle nous expliqué que son mari était un vieux con qui était jaloux comme un pou. Elle vivait encore avec lui, mais il ne voulait pas lui accorder le divorce. Ce n’est pas la première fois qu’il la suivait, heureusement il était souvent en déplacement à l’étranger.
– Il est vrai que le porte-jarretelles, on l’avait acheté il y a trois mois à New York. Je le mets seulement pour les grandes occasions, mais il a bien failli me trahir, sans la présence d’esprit de notre amie, il y aurait eu du scandale. Heureusement aussi que j’ai un certain goût pour les femmes, sinon nous n’aurions été que les deux, c’était plus difficile de donner le change.
– Avec le recul, tout Léo que je m’appelle, je dus bien admettre qu’elle avait un peu raison. Moi qui ne pensait que homme avec une femme, elles m’avaient un peu sauvé la mise. Je ne risquais pas grand-chose, mais il aurait pu ameuter la presse. Je vois cela d’ici, le mari était fait cocu par une vedette, quel beau titre !
Un ange passa.
– Je n’ai pas trop cherché à revoir Denise, avec son guignol derrière, c’était un peu trop risqué. Comme vous le voyez, ce sont souvent les petits détails qui peuvent trahir. Avec un collant, il n’y aurait eu aucun risque pour deux raisons, il ne l’aurait certainement pas reconnu et surtout je ne l’aurais jamais emmené dans ma chambre !
Marly se marra :
– Isabelle, dorénavant quand tu viens ici tu mettras des collants, on sait jamais avec ce sacré Léo !
– Pour moi elle peut venus avec trois porte-jarretelles et deux guêpières. Je me rincerai l’œil, mais je n’ai jamais fait cocu un ami, ça je peux te le jurer ! Mais je sais que tu plaisantes.
– Bien sûr, tu es aussi un ami, Léo !
– A la bonne heure, si tu viens demain ou si vous venez demain, j’aurai sans doute quelques nouvelles.
– A ta santé Léo !
– A votre santé les amoureux !
A suivre
Une fois le couple parti, Léo sentit une certaine satisfaction monter en lui. Lucienne faisait partie d’une des pages sombres de sa vie. Ils ne s’étaient fait aucun mal, s’étaient quittés sur un échange de sourires mutuels, après il y avait eu le drame de sa mort. Il ne se sentait aucunement coupable de quoi que ce soit. Face à un événement tragique, on peut toujours se poser la question de savoir si on avait agi suffisamment bien pour n’avoir aucun remords, si on n’aurait pas pu agir à distance. Ces questions avaient tourné dans sa tête maintes fois. La conclusion était toujours négative, il n’en pouvait rien, il en était persuadé. Sa satisfaction présente se résumait à une chose encore incertaine pour l’instant, il serait peut-être la main vengeresse qui tiendrait la lanterne pour mettre la lumière dans cette sombre histoire presque oubliée de tous. Il n’avait pu agir autrefois, mais son rôle était de le faire maintenant. Le destin lui avait gardé un rôle pour plus tard, il n’intervenait qu’au moment du dénouement de l’intrigue, comme dans les pièces de théâtre bien ficelées. Le personnage qui révèle au spectateur que le prix de sa place était largement justifié pour l’avoir tenu en haleine et lui donner le fin mot de l’histoire.
Léo se demandait quand même s’il n’était pas en train de se prendre pour un redresseur de torts à bon marché. Que savait-il de la mort de Lucienne ? Peu de choses en réalité, y avait-il plus qu’un simple jeu funeste entre les bons d’un côté et les méchants de l’autre ? Tout cela, il le pensait, le soupesait, il réfléchit encore et encore. Finalement, il se décida, il raconterait à son copain de flic ce qu’il savait. Libre à lui d’agir, il lui passerait le témoin dans cette course à la vérité. Pour l’instant il n’avait plus qu’un désir, aller se coucher et laisser les rêves arriver comme ils voudraient, si toutefois ils avaient envie de venir.
Trois jours passèrent, sans que rien de nouveau n’arrive. Il avait jeté sa bouteille à la rivière, celle qui coulait vers le Quai des Orfèvres, il attendait la suite. Marly était venu tous les jours, il demandait les dernières nouvelles. De son côté, il en avait une, le père d’Isabelle avait envoyé deux photos, susceptibles de les intéresser. Sur l’une on pouvait apercevoir la fameuse dame qui portait le talons, mais c’était un plan général de l’orchestre qui animait la fête, on voyait son visage de profil, mais d’assez loin. Sur l’autre, on la voyait de dos, mais de plus près.
Léo examina les photos. Pour autant que sa mémoire ne le trahisse pas, le peu de ce qu’il voyait n’évoquait rien dans ses souvenirs. Il reconnaissait son ancien partenaire Singer, mais la fille qui l’accompagnait à la fête lui était inconnue. Dans la brèche temporelle, c’était quand même bien après son accident. Singer avait aussi ses petites amies, il en avait croisé une de temps en temps, mais aucune ne lui rappelait celle qu’il regardait sur la photo.
– Non, mon vieux Marly, je crois pouvoir affirmer que je ne la connais pas. Mais tu sais, il a dû en passer plus d’une depuis que nous avons cessé de nous voir.
– Cela ne m’étonne qu’à moitié, ce n’est qu’une parmi les autres. Par rapport à la fête chez le père d’Isabelle et le meurtre de ton ancienne amie, quel est le décalage dans le temps.
– J’ai déjà réfléchi à la question, la fête a eu lieu environ un mois après. Donc on peut écarter le fait que Lucienne se soit séparée des chaussures avant son meurtre, au pire le supposer.
– Et ton commissaire, commet a-t-il reçu ton témoignage ?
– Il a eu l’air très intéressé. Il a fait venir un de ses inspecteurs auquel j’ai répété toute l’histoire. Il lui a donné l’ordre de mener une enquête de suite. Il m’a téléphoné hier soir, il m’a dit que l’enquête se poursuivait et même qu’elle avançait. Pour l’instant, ils recherchent principalement Singer, pour l’instant introuvable. Ils épluchent le dossier du meurtre de Lucienne. A l’époque, ils avaient étudié la piste des habits qu’elle portait, à défaut d’indices plus parlants. Le manteau avait été acheté sur le boulevard de Clichy dans une petite boutique. Les bas avaient été un indice encore plus parlant. Ils étaient de marque américaine, il semble qu’ils ne se vendaient que dans une boutique qui importait des trucs américains, elle aussi située dans une rue de Pigalle. Lors de la première enquête, ils avaient supposé que le meurtre pouvait avoir une relation avec le milieu. Ils n’ont jamais vraiment changé d’avis, mais tu connais la loi du silence qui le chapeaute. Un indicateur avait pourtant fourni un indice. Il avait vu plusieurs fois Lucienne venir avec un homme à « Minuit Chanson », tu sais cette boîte où tu achetais des jetons pour écouter de la musique. Une sorte de jukebox de l’époque.*
– Oui je m’en souviens, j’y suis allé quelquefois, c’était assez fréquenté.
– Ils ont recherché ce type, sans résultat. D’après l’indicateur, il essayait de percer dans le milieu, mais il était considéré comme un demi-sel. Nul doute que s’ils avaient eu une occasion de le balancer, ils l’auraient fait. Ce qui semble plus ou moins certain, tout à l’air de tourner autour de Pigalle. Mon ami commissaire m’a reparlé de l’affaire Rapin, tu te souviens ?
– Oui ce jeune blouson doré, fils à papa, qui voulait devenir un caïd ?**
– Lui-même, eh bien il semble pour les flics que le fameux bonhomme était un cas un peu semblable.
– Mais s’ils ont si peu d’indices et s’il a disparu de la circulation, comment peuvent-ils l’affirmer ?
– Je ne t’ai pas précisé une chose, la boutique où les bas ont été achetés, c’était lui le propriétaire. Il l’a vendue quelques temps avant le meurtre. Il a dit qu’il la vendait par besoin d’argent. L’indicateur a aussi dit qu’il fréquentait un certain Monti, un souteneur connu sur la place, qui s’est fait buter deux ou trois semaines après Lucienne. Il a ramassé six balles dans le buffet alors qu’il relevait ses compteurs. On sait aussi, d’après un autre indicateur, que Monti était en froid avec ses collègues pour une histoire de gagneuse qu’il avait soi-disant tabassée parce qu’elle refusait de travailler pour lui.
– Dis donc, tu en sais des choses.
– Nous avons parlé au moins une demi-heure au téléphone, il a éclairé ma lanterne, mais il voulait aussi savoir, si j’avais la moindre idée de que qu’était devenu Singer.
– Et tu sais quelque chose?
– Rien, je suis sorti de tout cela il y a longtemps. Mais il y a deux ou trois ans, on m’avait dit qu’il s’était taillé en Algérie et qu’il avait acheté une maison là-bas. Mais c’est des on dit. Les flics vont quand même faire des recherches de ce côté-là. Ils en sauront plus prochainement. Si jamais tiens les photos à disposition, ils en auront peut-être besoin.
Un bruit de pas se fit entendre dans l’escalier qui montait du bistrot. La femme à Marly pénétra dans le salon :
– Il y a un monsieur de la police qui te demande.
– Fais-le monter, il y a sûrement du nouveau !
* Lieu ayant existé ** Histoire criminelle authentique
L’homme qui entra dans la pièce sentait le flic à plein nez. A l’heure où la jeunesse s’habillait en jeans et portait des badges annonciateurs de la révolution, il avait le costume classique qu’aurait pu porter le commissaire Maigret dans n’importe laquelle de ses enquêtes. Singeant son illustre collègue, il tenait une pipe qui lançait des relents de tabac parfumé à la cerise, tout autant que des volutes de fumée.
– Inspecteur Laverne, j’aurais quelques questions à vous poser, dit-il en tendant sa main vers Léo.
Léo acquiesça d’un air entendu.
– Je vous présente Marly, c’est un peu lui qui est à l’origine de toute cette histoire.
Laverne se fendit d’un sourire en lui tendant également la main.
– Je ne m’attendais pas à vous trouver ici, mais le chef m’a parlé de vous, il se peut que vous me soyez utile.
– Vous prendrez bien quelque chose, demanda Léo.
– Je prendrai volontiers un blanc sec, si c’est possible.
Léo lança la commande à travers l’escalier et les trois s’assirent dans le salon. Laverne prit la parole :
– Ce rebondissement dans l’affaire du meurtre de Lucienne Aubier, n’est pas sans nous intéresser. Il se peut que nous arrivions à quelque chose. Nous recherchons activement Singer, nous explorons la filière algérienne, pour l’instant sans résultat. Nous ne savons pas exactement ce qu’il se passait entre la femme accidentée et lui. D’un autre côté, nous avons retrouvé le fabricant des fameuses chaussures. Sa boutique n’existe plus, il a pris sa retraite et vit toujours à Paris. Il se rappelle très bien les avoir faites. Il est affirmatif, c’est la seule paire qu’il a faite. Il se souvient aussi que c’était une commande de la part d’un chanteur pour une de ses amies. Donc, il s’agit bien des vôtres, la marque de l’artisan gravée sur le cuir en fait une paire unique, celle que vous avez vue et qui ont atterri dans les affaires de la femme du général.
– Vous avez pu avoir un contact avec lui ?
– Oui, nous avons envoyé un collègue de là-bas pour lui poser quelques questions. Il se souvient très bien de l’incident, il a même marqué son mécontentement sur le moment. Ce qui l’a surtout énervé, c’est que la femme avait bu plus qu’assez, d’où l’accident. Nous avons retrouvé des traces de son séjour à l’hôpital, ce que nous avons surtout appris, c’est son nom. Elle s’appelle Geneviève Lacour. Elle était connue dans les milieux de la prostitution sous le nom de Maude. Elle était sous la houlette d’un souteneur du nom Pierre Monti.
– Le souteneur qui s’est fait buter ?
– En effet, c’est bien lui. Nous avons fait le rapprochement, parce que lors de l’enquête sur son meurtre, elle avait été interrogée. En apparence, elle ne savait rien sur le ou les assassins, en apparence seulement. Elle semble avoir quitté définitivement la prostitution après cette histoire, du moins sur Paris. Mais il y a mieux, une ancienne pouliche à Monti, qui exerce encore, disons en période de soldes, est formelle, elle connaissait Lucienne Aubier. Elle n’a pas hésité une seconde quand on lui a montré une photo. D’après elle, Monti avait des vues sur elle, il voulait la mettre au travail pour son compte.
– Quand nous nous sommes quittés avec Lucienne, elle m’avait parlé d’un homme qui commençait à compter pour elle. Elle ne m’a jamais dit son nom. Pourrait-il s’agir de ce Monti ?
– Je ne peux pas vous en dire plus. Mais d’après ce que vous avez dit et le moment où le témoin situe l’intérêt de Monti pour Lucienne, c’est dans doute plus tard. Je ne pense pas que la personne dont elle vous parlait pourrait correspondre à Monti. J’ai réfléchi à la question un peu plus longuement, j’ai une petite idée. D’après les indices recueillis lors du meurtre de votre ancienne copine, les vêtements qu’elle portait, surtout les bas, nous ramènent à cette boutique qui vendait des trucs américains. Le propriétaire de cette boutique avait des liens avec Monti, il semblerait qu’il comptait un peu sur lui pour l’introduire dans le milieu. Cet homme nous savons qui c’est maintenant, il se nommait Emile Kastler. Je le dis sous réserve, il pourrait s’agir de l’homme pour lequel elle vous a quitté.
– C’est possible, elle m’avait dit qu’il était dans les affaires, mais ne m’a jamais précisé lesquelles. Mais sait-on ce qu’il est devenu ?
– Il s’est volatilisé. Il semble que son désir d’entrer dans le milieu tenait un peu d’une envie de jouer au gangster, comme s’il tournait dans un film. Il avait une certaine fascination. A l’époque du meurtre, un témoin avait raconté que les gens du milieu s’amusaient avec lui. Ils profitaient pour le faire marcher et lui, il courait. Ils lui mettaient des gages pour prouver sa bonne foi et se montrer digne de leur confiance. Un vrai gogo ! On a jamais exclu qu’ils l’aient fait disparaître, mais on n’a jamais retrouvé sa trace. Mais j’en viens aux questions que j’avais à vous poser.
– C’est avec plaisir, affirma Léo, l’air très dubitatif.
– Après votre séparation avec votre amie, elle ne vous a jamais donné signe de vie ?
– Quand nous nous sommes quittés, elle m’avait dit qu’elle me le présenterait à l’occasion, mais cela ne s’est jamais fait.
– Auriez-vous un détail dont elle aurait pu vous parler concernant son nouveau copain ?
– Quand elle m’a annoncé la nouvelle, j’étais un peu surpris, mais sans aucune amertume. Vous savez, les femmes passaient dans ma vie comme les avions dans le ciel. Je n’ai pas manifesté de curiosité spéciale, du genre il est plus riche que moi ou il baise mieux que moi. La seule chose que j’ai sue de lui, un détail que Lucienne m’avait en rigolant, c’était un héros. il avait reçu une balle dans le lobe de l’oreille. Il lui en manquait un bout. Pendant la guerre, il avait participé aux sabotages de voies ferrées.
– Elle vous a dit ça ? Eh bien, nous avons fait un pas de plus !
-Ah oui, s’étonna Léo.
– La description correspond à Kastler, on m’a signalé ce détail qu’il avait à l’oreille. Les gens du milieu le surnommaient ironiquement Van Gogue, allusion au peintre, à son oreille coupée et à l’endroit au fond à gauche.
Léo ne put retenir un sourire crispé, tout en commentant :
– Si Lucienne a su cela, elle ne m’en aurait pas parlé en termes aussi charmants. Mais savez-vous quand elle l’a raconté s’il fricotait déjà avec le milieu ?
– D’après ce que je sais, il n’en était jamais très éloigné et depuis assez longtemps, très probablement avant qu’il la rencontre. A mon avis, s’il avait été introduit dans le milieu de manière plus certaine, il n’est pas à exclure que dans ses vues il destine Lucienne à devenir une de ses gagneuses, c’est une pratique assez courante, il faut bien que ces messieurs aient des rentrées d’argent. Mais de votre côté, vous n’avez pas encore un souvenir, un fait qui pourrait nous éclairer, vous avez peut-être oublié quelque chose.
– J’ai bien peur que non, la seule fois où j’ai entendu reparler de Lucienne, c’était après son meurtre quand on en a parlé dans les journaux.
– Je vais vous poser une question très précise, quand avez-vous pour la première fois, entendu parler du meurtre de Lucienne, seulement par les journaux, j’en doute un peu ?
– Vous avez raison, j’ai en effet vu un ou deux articles dans les journaux, mais cela m’aurait très probablement passé sous le nez, s’il n’y avait eu que cela. C’est le patron d’une petite boîte, le Lugano, rue Massé, qui m’en a touché le premier mot. Il savait qu’on se connaissait Lucienne et moi, j’étais connu à l’époque. Nous sommes allés quelques fois prendre un verre dans sa boîte après les concerts. En fin de compte, cela ne m’étonne pas, nous retournons dans Pigalle, il devait connaître les cancans du quartier.
– Savez-vous s’il est toujours en activité et son nom ?
– Je ne sais pas, c’est possible. Je ne connais pas son nom précis, mais ses clients l’appelaient Hervé, moi aussi.
– Bien, je vous remercie, il doit se rappeler comment il a su que Lucienne était morte, surtout avant que les journaux n’en parlent. Lors de l’enquête sur son meurtre, il n’a sûrement jamais été interrogé, ni ne s’est manifesté. Encore une question, pouvez-vous situer exactement la chronologie dans le temps. Quand vous avez lu l’histoire dans les journaux, vous souvenez-vous d’un autre événement dont aurait-pu parler un journal ou l’autre. Etait-ce le même jour ou le lendemain où vous avez été au courant de l’histoire ? Je veux être sûr que votre bistrotier n’avait pas lu lui-même l’histoire dans les journaux. Si ce n’est pas le cas, il doit tenir le renseignement d’une source bien informée. N’oublions pas que le corps a été retrouvé bien loin de Pigalle. En général, la police publie un article de presse plus tard, à moins qu’il s’agisse d’un événement considérable ou impliquant quelqu’un de connu.
– Je peux être précis. Le jour même, après l’avoir appris, j’ai acheté le Figaro. Il n’y avait aucune allusion au meurtre, par contre ils en parlaient le lendemain. Je ne me souviens pas d’un autre fait qui aurait attiré mon attention dans l’actualité. Malgré tout, je me souviens d’un fait de météorologie. Quand j’étais dans la boîte. vers 20 heures, j’ai retardé ma sortie il y avait un violent orage sur Paris, il a grêlé des balles de ping-pong pendant plusieurs minutes.
– Très bien, je vais pouvoir cibler très précisément la chronologie des faits. Vous savez, je n’imagine pas que le tenancier du Lugano soit juste un simple tenancier. Ces petites boîtes de Pigalle sont toutes plus ou moins accoquinées avec le milieu. C’est une source de renseignements de première main pour nous. Souvent, on les laisse tranquilles moyennant quelques petits renseignements, c’est le jeu. Je vous remercie encore et je vous tiens au courant, je reviendrai vous dire bonjour, soyez-en sûr. Maintenant pause, c’est ma tournée, faites-nous monter une tournée sur mes fesses.
L’inspecteur Laverne semblait remonté comme une pendule avec un ressort et une balancier neufs quand il quitta les lieux. Marly, qui avait observé un silence de mort pendant toute la conversation, put enfin ouvrir la bouche :
– C’est un méticuleux ce mec. A mon avis, il ne l’a pas dit, mais il semble en savoir bien plus qu’il a voulu nous en dire. Peut-être voulait-il vérifier certaines choses. Ce n’est qu’une impression, mais je crois qu’il connaît le patron du Lugano.
– C’est aussi mon impression, dès que j’ai lâché son prénom, il est tout de suite parti dans son histoire de dates. Et tout ça parce que j’ai fait faire une paire de godasse à une copine et que la tienne a eu la bonne idée de les porter pour venir ici. Entre les deux quelques années et un meurtre pour sceller le tout
– Tu vois Léo, on se connaissait sans se connaître. Nous sommes chacun une des extrémités du maillon d’une histoire pas très reluisante. Nous ne le sommes pas nous même, mais il y a pire que nous.
– Oh toi, tu as fait bien plus que moi, tu as risqué ta vie pour une cause, tandis que moi je cherchais la facilité des choses futiles. Pendant que tu étais déporté, mais j’essayais de plaire à l’occupant avec mes petites mélodies toutes faites. La seule excuse que je peux mettre sur le tapis, je ne savais rien faire d’autre.
– J’ai aussi mes faiblesses, je bande en regardant les photographies de ton livre de souvenirs un peu particulier.
– C’est pas une faiblesse, c’est la chose pour laquelle nous sommes des hommes, assurer la continuation d’une bande de cons. Bien que toi et moi, on a pas trop contribué à la chose, malgré toutes les paires de bas que nous avons parcourues de nos mains avides et curieuses. Et je ne parle pas de toutes les jarretelles qui se cachaient sous les jupes. J’ai vécu, je vis, je vivrai pour cela !
– Léo cœur de nylon !
– Oh ça va, j’abandonne un instant mon fétichisme pour aller préparer les deux entrecôtes et la montagne de frites que nous allons bouffer !
– Descendons, il y a peut-être plein de femmes avec des bas à coutures qui prennent l’apéritif en bas.
– En bas, des femmes en bas ?
– Oui tu verras, on va devenir basbas cool, c’est la nouvelle expression, j’ajoute deux s pour faire plus vrai.
– Je me demande si la femme à Laverne porte des bas ?
– T’as qu’à lui demander, tu lui diras que tu fais une enquête, ça le changera un peu !
Léo donna des instructions à sa femme pour qu’elle prépare les entrecôtes dont il avait promis la dégustation prochaine. Il se chargerait de les préparer le moment venu, c’est-à-dire dans pas longtemps. Ils se mirent dans un coin tranquille du bistrot et entamèrent un apéritif qui se voulait généreux. En ce début de soirée, la clientèle était parsemée et Léo avait un peu bousculé ses horaires. Normalement, il aurait dû être derrière le comptoir, mais en raison des derniers événements, c’était la petite Marie-Thérèse qui assumait le service. Elle venait de temps en temps donner un coup de main à la demande de Léo. Il l’adorait, un vrai petit bout de demoiselle, haute comme trois pommes, débordant d’énergie, un sourire presque éternel figé sur son visage. Elle était plutôt bien roulée, couplé avec sa vitalité, Léo l’avait surnommée sa centrale anatomique. Avec elle, rien ne manquait sur les tables ou le comptoir, le client était le roi, le vrai roi. Ses yeux pétillants derrière ses lunettes, ne manquaient jamais de remarquer le verre presque vide, ou le geste fatidique du client qui allait partir sans payer. Une vraie perle qui amusait Léo à plus d’un titre, elle portait toujours des talons presque aussi hauts qu’elle. Il se demandait toujours comment elle arrivait à se déplacer aussi vite, sans jamais se tordre un pied ou carrément se casser la gueule. Elle n’était sans doute pas insensible au charme de Léo vieillissant, mais il n’avait jamais eu la moindre vue sur elle. Il se foutait éperdument de savoir si elle portait des bas ou des collants, il connaissait d’ailleurs la réponse, des collants. C’est peut être la première fois qu’il considérait une femme attirante uniquement dans une relation de grande affection.
Léo se leva pour aller préparer les entrecôtes, il avait décidé de les accompagner d’une sauce bordelaise, son cœur balançait souvent entre bordelaise et béarnaise, pour ce soir ce serait la première option. Il ne passa pas plus de temps qu’il n’en faut dans la cuisine, il avait hâte de manger et de retrouver la compagnie de Marly. Lui qui n’était qu’un client presque comme les autres, semblait soudain prendre une part plus importante de sa vie. Il lui avait permis de tirer cette épine, qui n’était sans doute pas bien grande, mais qui lui faisait parfois si mal, la mort de Lucienne. Ce n’était pas encore une certitude, mais tout semblait indiquer un éclaircissement proche, même plus, il l’espérait. C’est drôle comme les choses qui nous pèsent par ignorance, deviennent si légères quand on les connaît. Plus drôle encore, comment le destin peut jouer avec tout un chacun. Deux personnes qui se connaissent jouent avec l’invisible. L’une a un problème que l’autre ignore, et l’autre ne sait pas qu’il peut résoudre ce problème. Il faut un troisième comparse, un rien qui n’appartient ni à l’un, ni à l’autre, pour que la lumière perce les ténébres.
– Bon appétit Marly, ne mange pas trop, il y encore un petit fromage que je trouve chez l’épicier du coin, qui fera merveille après tout ça. Il est fait avec du lait cru, pas avec ces espèces de liquides blanchâtres qui osent se donner le nom de jus de vache.
– T’en fais pas, j’ai les dents d’un loup ce soir ! C’est un super repas, tes frites sont de première, je vois que l’huile, c’est pas celle de ta bagnole après avoir fait la vidange !
– Eh oui, les frites à l’huile de vidange je laisse cela à mes collègues mauvais bistrotiers.
– Si tu es sage, Isabelle nous rejoindra plus tard pour prendre un verre.
– Ah tu aurais dû me dire qu’elle venait, on aurait fait table à trois.
– Oh ce sera pas avant une bonne heure, même plus. Tu sais qu’elle t’a à la bonne, elle adore tes histoires !
– C’est tant mieux, je lui servirai une bonne histoire avec des bas ou des jarretelles, je ne sais bien raconter que ces histoires-là.
– Je sais, je sais, je les aime aussi figure toi.
– Ah ben, en attendant, pour agrémenter la bouffe, je vais t’en servir une, vraie en plus. Tu sais comment je me suis trouvé un peu con à cause d’un bas ?
– Je ne sais pas, mais raconte, raconte !
– A l’époque, j’avais passé une soirée d’après concert avec une certaine Valentine. Ses parents lui avaient donné ce prénom, car ils s’étaient rencontrés à un concert de Maurice Chevalier. Elle était mignonne et avait des jambes de déesse. Je l’avais repérée quand j’étais sur scène, elle était au premier rang, toute seule. Quand on est sur scène, en général on ne regarde personne en particulier, le public, que la salle soit petite ou grande, est une sorte de brouillard dans un décor vague. C’est un peu comme ces dessins chinois, où tout semble être suspendu dans les nuages. Quand on a fini une chanson on peut se permettre une petite relâche, on fixe dans le regard quelques personne au hasard ou presque. Il se peut aussi que l’on connaisse quelqu’un en particulier, une personne importante, on fait un effort et on la fixe plus longtemps, pour voir si elle apprécie ou non. Cette Valentine, dès mon entrée en scène, je l’avais remarquée. Il me semblait l’avoir déjà vue, même de la connaître, mais je n’arrivais pas à la remettre à la bonne place. Ca m’agaçait gentiment, alors je lui glissais de nombreux regards et elle dut les prendre pour un intérêt particulier de ma part. A la fin du concert, je faisais au moins un rappel. J’ai demandé à un éclairagiste d’aller inviter, en la lui désignant, la dame qui accaparait mon attention.
Marly imaginait Léo demandant ce service, comme s’il s’agissait de changer une ampoule dans sa loge.
– Elle est venue sans se faire prier. Je lui ai demandé si on s’était déjà rencontrés, mais elle fut affirmative, ce n’était pas le cas. Elle a sans doute pris cela pour un truc de ma part afin de l’avoir près de moi. Mais j’ai bien remarqué que cela ne lui déplaisait pas d’être là, bien au contraire. Alors, je l’ai invitée pour prendre un verre à mon hôtel. Elle accepta, mais elle désirait changer un de ses bas qui avait filé. Tu sais mon cher Marly, que c’était fréquent que les dames achètent leurs bas à la douzaine. Quand il y avait un problème, on le changeait et c’était réglé. Pas comme ces foutus collants d’aujourd’hui où il faut jeter le tout en cas d’accident, quel gaspillage !
Marly se fendit d’un large sourire, oui il savait et approuvait entièrement
– Elle leva sa jupe sans faire de manières, devant moi. Je pus me régaler quand elle détacha son bas, retenu par de mignonnes jarretelles blanches et un porte-jarretelles très coquin. J’étais déjà dans tous mes états, je pensais à la suite, du moins je l’espérais. Je crois bien qu’elle fit durer le plaisir exprès, elle tissait sa toile en nylon. Elle me tendit son bas filé :
– C’est en guise de souvenir me dit-elle. Vous donnez des autographes, moi je donne mes bas filés.
– Je mis le bas dans ma poche avec un sourire complice et nous partîmes pour mon hôtel. La suite se passa comme prévu, une charmante soirée avec prolongements. Je n’en dirai pas plus.
Marly approuva d’un signe de tête, mais il se doutait bien que l’histoire n’était pas tout à fait finie. Sans qu’il le demande Léo poursuivit :
– Le soir suivant, j’avais un concert de prévu dans une autre ville. Il eut bien lieu comme prévu, mais ce que je n’avais pas prévu, c’est qu’en plein concert pour m’éponger le front entre deux morceaux, je me suis épongé avec le bas de Valentine, ce qui ne manqua pas de provoquer quelques sourires chez ceux qui s’en sont aperçus.
– Heureusement qu’elle t’avait pas fait cadeau de son porte-jarretelles !
– Ah là, j’aurais fait la une de « Ici Paris » !
– Le chanteur de charme a des charmes cachés !
– Léo, il y a un monsieur qui veut te parler au téléphone…
Léo s’excusa, se leva de table et se dirigea vers le téléphone. Marly le suivit du regard, il le vit prendre la cornette et écouter pendant un moment en silence. Il connaissait toutes les mimiques de Léo et il devina que son invisible interlocuteur ne lui réservait pas une table pour la soirée. Léo, entre deux paroles prononcées, fit quelques signes d’intelligence avec Marly. Finalement, il raccrocha et revint s’assoir à la table :
– C’était ce que tu me permettras d’appeler ton beau-père, le père d’Isabelle. Il a mené sa petite enquête, suite à la visite du policier chez lui. Il a retrouvé un ou deux témoins qui étaient là lors de la fameuse soirée. Il m’a communiqué un renseignement qui me semble intéressant. Une des personnes qui servaient au bar, une ancienne ordonnance du général, a entendu une conversation où il était question de ces fameux souliers. Il se souvient très bien qu’ils avaient un coeur sur le devant, donc il ne peut s’agir que d’eux. Singer et son amie étaient au bar pendant une des pauses de l’orchestre. Un invité s’est intéressé à ses souliers et lui en a fait le compliment. D’après ce qu’il dit, elle était déjà pas mal lancée, avait pas mal tapé dans les boissons. Quand elle a entendu le compliment, elle s’est mise à rire un peu bêtement en disant qu’ils valaient une place en enfer. Singer, lui a alors ordonné de fermer sa grande gueule, en termes choisis. Tu en penses quoi Marly ?
– Je savais que mon beau-père, comme tu dis, moi je l’appelle Justin, c’est son prénom, voulait un peu approfondir les événements de la soirée. Il pensait retrouver des témoins directs. Je lui ai demandé de ne pas en parler aux flics avant d’en parler à Isabelle. Je pense qu’elle a jugé que c’était assez intéressant pour qu’elle donne ton numéro de téléphone à son père. C’est un peu toi qui dirige l’enquête. Ceci dit, cela m’a l’air très intéressant. Si on peut faire confiance à ce témoin, il semble bien que ce n’est pas au marché aux puces qu’elle a trouvé de quoi chausser ses pieds. Sa réflexion, une place en enfer, laisse supposer qu’elle savait sûrement quelque chose sur leur provenance, disons un peu bizarre. Singer paraît être aussi bien informé, puisqu’il lui a demandé de fermer sa gueule. Ces deux coquins, il faut les retrouver si c’est possible. Enfin ce n’est pas notre boulot.
– Je sais, je sais, j’ai suggéré au général d’informer, de relancer son inspecteur, qu’il aille aussi interroger ce témoin. Il arrivera certainement à en tirer plus. A part ça, ce général m’a l’air d’un type très bien. Il avait l’air enchanté de me parler et m’a félicité pour mes démarches auprès de la police.
– Je l’ai rencontré, c’est un bon papa gâteau pour sa fille, devant-elle, c’est lui l’ordonnance. Il aime faire son bonheur. Je crois qu’il est assez fier que sa fille fréquente un ancien résistant. Il a aussi fait sa part, nous sommes en quelque sorte des anciens collègues. La seule différence, moi j’ai horreur de l’armée. Je me suis battu pour une cause qui n’aurait jamais existé, si l’armée avait fait son travail au lieu de parader. On se souvient tous de 40 et de ce qui l’a précédé.
– Oui, ils avaient l’habitude de faire la guerre à coups de canons, mais dans les bistros, et pas avec des obus de plus de deux décis. Tiens, mais voilà Isabelle !
En effet, elle venait d’entrer dans le bistrot cherchant son amoureux du regard. Elle était resplendissante, perchée sur ses talons, ses bas à coutures soulignant impeccablement le milieu de sa jambe. Une vraie pin-up, songea Léo. Décidément, songea-t-il encore, si l’armée française n’était pas toujours vaillante au combat, pour ce qui était des batailles de plumard, là, elle avait remporté une belle victoire. Toujours prévenant, il se leva :
– Bonsoir Isabelle, cela me fait plaisir de vous voir, asseyez-vous, vous désirez manger quelque chose ?
– Bonsoir Léo, je me contenterai d’un café, j’ai déjà grignoté la moindre. Mon père vous a téléphoné ?
– Oui, tout à l’heure. Vous le remercierez encore, c’était très intéressant. Nous sommes arrivés à la conclusion que ces deux crabes, il fallait les pincer. Ils doivent tremper d’une manière ou d’une autre dans le meurtre, loin ou près, cela nous paraît évident.
– Quand mon père, m’a raconté son histoire, j’ai pensé qu’il fallait qu’il vous en parle.
– Dès demain, je vais informer Laverne de notre conversation.
– Laverne ?
– Oui c’est l’inspecteur qui est venu me questionner cet après-midi. Il a l’air de savoir pas mal de choses. Il va poursuivre l’enquête, j’ai l’impression que nous allons avoir tantôt de bonnes nouvelles.
Isabelle se blottit dans les bras de Marly, après lui avoir collé un gros bisou sur la joue, lui laissant une trace de rouge à lèvres en forme de cœur. En rigolant, Marly sortit un mouchoir et fit un brin de toilette spontanée.
– Le rouge à lèvres est une invention du diable, permettant aux dames de mettre un sceau sur ceux qu’elles aiment. C’est comme le cachet postal, il ne manque que la date et le lieu de dépôt.
– Tu as raison Léo! Heureusement que les bas ne font pas de même, sinon on aurait les mains toutes colorées.
– Si c’était le cas, j’en connais un qui devrait les avoir comme ça en sortant du métro ce soir, lança Isabelle.
– Ah oui, qui ? interrogea Marly avec un air soupçonneux…
– Un inconnu. J’étais dans le métro ce soir à six heures. Il y avait un monde pas possible, serrés les uns contre les autres, pire que des sardines. Un homme derrière moi, avait la main baladeuse. Je crois bien qu’il se doutait que j’avais mis des bas, il cherchait la confirmation en tâtonnant ma jupe, l’air de rien, pour trouver mes jarretelles.
– Merci de m’avoir appris que j’avais un fils, interrompit Léo en rigolant. Je m’en doutais un peu, mais ma femme n’a jamais voulu me le dire !
– Je crois plutôt que c’était votre père, du moins c’est la première fois que l’on verrait un fils plus âgé que son père.
– Mes espoirs de paternité s’envolent, mais dites-moi, vous l’avez laissé faire ?
– Je lui ai joué un tour à ma manière. J’ai imité le bruit d’un pet très fort, tout le monde a entendu. Je l’ai traité de gros dégueulasse en rajoutant que ça puait. Comme personne ne regardait, tout le monde a cru que c’était lui. Et en plus, je suis sûre que par suggestion, certains ont senti une drôle d’odeur. Le mec n’a plus bougé un œil, d’autant plus que deux ou trois voyageurs ont fait écho à mes protestations.
– Redoutable ta copine Marly, j’ai avantage à garder mes mains dans les poches, bien qu’à une époque ce n’était pas trop dans mes habitudes. Mais il faut que je vous en raconte une, c’était pas dans le métro, mais dans le train. Il y a aussi de femme avec des bas, mais pas l’ombre d’un bruit incongru.
– Vas-y avec tes histoires de train, sourit d’avance Marly. Je suppose que le train n’a pas déraillé, sinon tu ne serais pas là pour nous la raconter.
– En effet, je suis arrivé à bon port, sans aucun problème. Je devais aller donner un concert à Marseille. Il faut que je vous explique comment se déroulaient mes tournées. A cette époque, nous n’avions pas trente-six solutions. C’était soit le train, soit la voiture. L’avion c’était hors de question, cher et peu pratique pour des liaisons nationales. Je partais de Paris, mais en voiture. Un secrétaire de mon imprésario, Louis, me servait aussi de chauffeur, c’était un vieux complice qui s’occupait de tout. Il m’était spécialement attitré pour les déplacements lointains ou les tournées qui comptaient plusieurs dates. Mon orchestre suivait son propre chemin, avec le matériel. Il arrivait aussi qu’il ne vienne pas du tout. Un orchestre local, connaissant mon répertoire, pouvait aussi faire l’affaire. La voiture, une DS, nous permettait de descendre vers Marseille tranquillement, avec un arrêt dans la soirée pour dormir dans un endroit ou un autre. Nous avions le temps, il fallait être à destination en fin d’après-midi, le lendemain. Bien sûr, nous empruntions la fameuse nationale 7, si chère à Trenet, mais il ne l’avait pas encore enregistrée au moment de mon histoire.
– Oui, je crois qu’il l’a enregistré en 1959, ajouta Marly. J’adorais cette chanson.
– On a stoppé le soir vers Roanne, dans un charmant petit hôtel en bordure de route. La soirée s’est déroulée tranquillement, rien de spécial, sinon un bon repas. Nous avons bu un verre et filé nous coucher. Le temps, qui était plutôt beau et doux pour ce mois de février, a subitement changé. Pendant la nuit, une véritable tempête de neige s’est abattue sur tout le sud de la France. Au matin, quand nous avons voulu partir, c’était impossible, routes enneigées, glissantes, malheureusement nous n’avions aucun équipement d’hiver. Ce n’était pas dramatique sur le moment, mais nous avons compris qu’il serait impossible de compter sur la voiture pour nous déplacer. La seule solution envisageable restait le train. Il y avait une gare pas très loin d’où nous étions. Le patron de l’hôtel nous a indiqué l’horaire d’un train partant pour Roanne, qui assurait la correspondance avec un train qui filait vers Marseille, où je pourrais arriver dans l’après-midi. Il fut décidé que je partirais seul, mon chauffeur se débrouillerait avec la voiture pour rejoindre Marseille dès que possible. Heureusement, le prochain concert était prévu à Paris, seulement une semaine après. Quoiqu’il arrive, nous avions le temps de nous retourner.
Isabelle sourit à Léo :
– Et votre orchestre ?
– Pour cela, pas de problèmes non plus, c’était l’orchestre de la salle de concert qui assurait l’accompagnement. Nous n’avions accepté cette date uniquement parce qu’ils pouvaient fournir des musiciens. Trop de dérangements pour un seul concert. Le seul petit problème restait la mise au point du récital, ils avaient la liste et l’ordre des chansons que j’interprèterais, mais une petite mise au point est nécessaire, quelques petits trucs du métier, quoi !
– Alors, vous avez pris le train ?
– Oui, mais ce je ne savais pas encore, c’est que j’allais faire le voyage en belle compagnie. Une très jolie dame, qui séjournait à l’hôtel devait aussi se rendre à Marseille. Nous nous sommes rencontrés à la réception, quand nous discutions avec le patron. Elle était venue voir sa mère qui séjournait dans une maison de santé du coin. Si notre voiture n’était pas équipée pour l’hiver, elle l’était encore moins. Mon chauffeur a compris ses misères et a proposé de nous accompagner à la gare en voiture, du moins il allait essayer.
– Vous avez réussi ?
– Nous n’avons pas eu trop de problèmes. Nous tenions un peu les quatre coins de la route, heureusement c’était à plat. On a fini par arriver à la gare. En cours de route, elle s’est présentée, elle s’appelait Huguette, elle tenait un magasin de lingerie à Marseille. Vous pensez bien, c’est le genre de nouvelle qui ne pouvait qu’attirer mon attention. Mine de rien, je jetais discrètement des regards sur ses jambes. Elle avait une superbe paire de flûtes, parmi les plus belles que j’aie vues de ma vie. Des bas couleur chair avec une couture rendaient le spectacle encore plus charmant.
– Je vois la scène d’ici, se moqua Marly. Tu étais prêt à annuler ton concert et à retourner à ton hôtel.
– Presque n’est pas tout à fait. Le boulot avant tout. Ce qui m’a fait le plus rigoler sur le moment, c’est qu’elle semblait ignorer totalement qui j’étais. Pour elle, j’allais aussi bien à Marseille pour vendre des cornemuses que pour aller me baigner dans la Méditerranée. Ce n’est qu’arrivé sur le quai de gare, quand nous sommes montés dans le train, qu’elle est devenue plus curieuse. Avant de nous séparer, nous avons échangé quelques mots avec Louis, disons professionnels, qui l’ont mise sur la voie, sans jeu de mots. Nous sommes montés dans le train.
– Vous êtes musicien ? m’a-t-elle demandé, une fois installés.
– Musicien, si on veut, je suis chanteur.
– Vous connaissez une chanson qui s’appelle « tes jambes si douces » ?
– Oui je l’ai déjà entendue, je l’aime bien !
– Eh bien c’est moi qui la chante !
– Je retiens plus les chansons que le nom de ceux qui les chantent. Je l’ai entendue plusieurs fois. Quand je suis dans ma boutique, j’écoute la radio.
– Vos affaires marchent bien, vous ne vendez que de la lingerie ?
– Oui, des bas et tout ce qui va avec, des articles de charme et de séduction.
– Vous considérez que la lingerie est quelque chose qui sert à séduire ?
– Quand vous voyez les dessous d’une dame, vous faites des signes de croix?
– Je dirais que je me mettrais volontiers à prier pour qu’elle ne les cache pas !
– Que pensez-vous de mes bas ?
– Ils vous font des jambes merveilleuses, c’est le moins que je puisse dire.
Léo avait les yeux qui pétillaient en racontant ses souvenirs. Il en avait même oublié sa cigarette qui se consumait en pure perte dans le cendrier. Il reprit :
– Je ne sais pas si elle était sensible à ma célébrité, mais comme je le sentais, nous n’allions pas partir dans une discussion politique. Elle était plutôt du genre à vouloir m’allumer. Je ne savais pas si elle imaginait un moyen de m’éteindre, cela je le saurais quand nous changerions de train à Roanne, je patientais en attendant la suite. Et la suite allait venir, avec ses surprises…
Marly et Isabelle se retournèrent.
Une femme, accompagnée d’un homme, venaient de pénétrer dans le bistrot. Marly fit une grimace, nul doute que la longueur de sa jupe ne permettait pas de supposer qu’elle portait des bas. On voyait même par intermittence le bas de son slip, caché sous la transparence du collant.
– Eh bien, tu vois Marly, à voir ce spectacle où tout se devine sans laisser le plaisir de la découverte, je veux bien jour à Robinson, en espérant que Vendredi soit une femme.
– Mais dans ton compartiment de train, tu n’avais aucun doute sur ce qui se cachait sous les jupes des dames, le collant n’existait pas vraiment, sinon dans l’esprit des créateurs un peu fous.
– Pour ce qui est d’Huguette, je n’avais, en effet, aucun doute. Elle m’avait laissé entrevoir un spectacle des plus charmants. Ce n’était pas un hasard dû à un laisser-aller involontaire. Elle m’offrait le spectacle, sans avoir réservé ma place. Pour l’autre dame, je n’avais pas beaucoup plus de doutes, mais je n’avais encore rien vu de probant. Ce fut Huguette qui me permit d’en savoir plus et surtout d’en voir plus, suite à un banal incident :
– Votre bas a filé, j’espère que vous avez un rechange ?
Madame Harcourt, en suivant le regard d’Huguette, glissa sa main sur sa jambe pour aller à l’encontre de l’endroit supposé des dégats. J’ai l’impression qu’elle devait être un peu comme le père d’Isabelle. En bon général, elle devait avoir la manie de repérer les boutons d’uniformes qui manquent et les accrocs à la vareuse, et considérer cela comme manque de discipline.
– Zut, dit-elle, des bas neufs, que j’ai achetés spécialement pour les funérailles. C’est vrai qu’ils m’avaient l’air peu solides, mais c’est tout ce que j’ai trouvé, là où je les ai achetés. Par bonheur j’en ai acheté deux paires. Je vais changer.
Léo, s’arrêta un instant. Il voulait tester son effet et laisser travailler l’imagination de son auditoire. Il reprit :
– J’imaginais qu’elle allait se lever et disparaître en direction des toilettes. Mais non, elle fouilla dans ses bagages, en tira un emballage d’où elle sortit une paire de bas semblable à ceux qu’elle portait. Elle en prit un, le mira à la recherche du petit défaut qu’elle ne trouva pas. Elle s’excusa pour la forme, leva sa jupe et détacha le bas défectueux. Devant ce genre de spectacle, il m’est impossible d’avoir l’air de rien. Tant mieux, elle ne faisait même pas attention de savoir si je regardais ou pas. Je pense que l’idée de sa tenue de deuil l’avait suivie jusque dans ses dessous, ses jarretelles étaient noires et ce n’était pas une gaine, mais un porte-jarretelles.

– Vous êtes un sacré coquin et aussi un fin observateur, se marra Isabelle.
– Oh vous savez, c’est quand même plus facile que de savoir le nom des étoiles qui brillent dans le ciel. Le choix est plus restreint, trois ou quatre possibilités, vous les connaissez aussi bien que moi.
– Personnellement, je n’ai que des porte-jarretelles et des guêpières dans mon tiroir à lingerie.
– Je confirme, ajouta Marly, ce qu’elle ne dit pas c’est le nombre qu’elle en possède. Tu peux les compter à la place des moutons, si tu as de la peine à t’endormir.
– Ah ben, tu parles pour toi, moi cela aurait plutôt tendance à me tenir éveillé !
– Tu dis ça, mais c’est parfois si bon de se laisser glisser dans rêve en suivant le guide !
– Oui, bonne idée, je vais demander à ma femme d’agiter les siens devant mes yeux, mais je crois qu’elle va s’endormir avant moi.
– Tu me communiqueras tes impressions. Mais dis-nous, ta charmante voyageuse, elle a fini de changer son bas ?
– Tu aimerais bien savoir si elle me l’a dédicacé ?
– T’as déjà dédicacé des bas toi?
– Non seulement des pochettes de disques ou des photos, parfois des trucs un peu plus insolites comme un sous-bock, une note de restaurant, même une image pieuse. D’ici à ce que je sois canonisé par le pape, saint Léo patron de la lingerie, ils vont en bander sous leur soutane à Rome, non ?
– Le problème, c’est que c’est un état que l’on n’acquiert pas de son vivant, tu devras attendre.
– Boh, je suis pas pressé. D’ici là, ils peuvent toujours préparer de cierges en forme zizis, j’espère que les belles viendront les allumer sur ma tombe le jour de Noël ! Mais revenons à notre compartiment, vous ne devinerez jamais la suite ?
-Zorro est arrivé ?
– Ben non, le contrôleur est entré dans le compartiment, l’air très étonné, il avait la dame en point de mire, en train d’ajuster ses bas. Il a jeté un œil connaisseur, le genre œnologue qui déguste un très bon vin.
– Il a cru un instant qu’il rêvait ? suggéra Marly
– Pas tellement, car il a demandé à voir les billets, reprenant le rôle pour lequel il était payé.
– C’est alors que madame Harcourt, après l’avoir dévisagé lui a demandé :
– Excusez-moi, mais nous n’avons pas été à l’école ensemble, vous vous appelez Dufresne ?
– En effet, c’est bien mon nom, mais bon sang… la Julie !
– Oui la Julie, que tu avais emmenée dans les bois près du village un beau jour d’été, c’est là que nous avons fait plus ample connaissance. Mais tu ne m’avais pas reconnue ?
– Il faut dire que j’étais plus concentrée sur tes secrets cachés que sur ton visage. J’en profitais pendant qu’ils étaient visibles, le visage je peux toujours le voir après. Et je n’ai pas reconnu ton porte-jarretelles.
– Tu penses que depuis le temps, j’en ai acheté un autre. Je me souviens que tu ne tarissais pas d’éloges quand tu l’as vu.
– En effet, c’était la première fois que je flânais avec une fille qui en portait un. Cela m’avait fortement émotionné.
– Je ne savais pas que tu travaillais dans les chemins de fer, il faut dire que l’on s’est perdu de vue après l’école.
– Eh oui, je venais d’un milieu plus modeste que le tien. J’ai trouvé cette place, et ma foi, c’est un travail comme un autre. Et toi j’imagine que tu es mariée avec quelqu’un de bien.
– Pas trop mal, j’ai fait un mariage de raison, cela n’a pas été trop difficile, car j’ai un mari formidable.
– Ecoute, je vais finir ma tournée et je reviens un peu blaguer avec toi.
– Oui vas, je te présenterai mes compagnons de voyage, tu auras encore des surprises.
Léo remplit les verres, alluma une autre cigarette et poursuivit :
– Juliette nous raconta son histoire avec Dufresne. Ils fréquentaient le même lycée à Lyon. Elle venait de la petite bourgeoisie, ses parents étaient des commerçants qui possédaient un magasin en ville avec pignon sur rue. Comme il était plutôt beau gosse, toutes les filles lui tournaient autour. Mais il n’avait d’yeux pour elle. C’est avec lui qu’elle eut sa première relation sexuelle. Comme chez beaucoup de jeunes, les projets futuristes allaient bon train. Ses parents ne voyaient pas d’un très bon œil la présence de ce jeune homme sans trop d’avenir, du moins c’est ainsi qu’il était classé dans l’esprit de ses vieux. Dans un premier temps, Juliette s’accrochait à lui et ils se voyaient en cachette. Lors d’une soirée à la maison, ses parents avaient invité des relations d’affaires à dîner. Leur fils était présent. Les parents avaient certainement une petite idée derrière la tête en les invitant. Le fils leur semblait un bon parti. Le coup de poker réussit, Juliette changea de partenaire, éblouie par la vie facile que lui promettait cette rencontre. De plus, c’était avec la bénédiction de papa et maman. C’est ainsi qu’ils finirent par se marier, ils le sont encore, au détriment du pauvre contrôleur de billets qui vint nous rendre visite dans ce train. Il fut beau joueur et n’insista pas trop, il sembla à Juliette que ce n’était pas toujours un pilier de vertu. Vous remarquerez dans cette histoire, tout le monde finit par rencontrer tout le monde. Tu débarques au fin fond de l’Amazonie et pof c’est ton voisin qui vient te demander où se trouve la gare la plus proche.
– Mon vieux Léo, c’est toi le chef d’orchestre de ce petit monde, depuis quelques temps le monde entier se donne rendez-vous dans ton bistrot.
– Mon vieux Marly, tu m’amènes des clients que je ne connaissais pas, mais qui connaissent ceux que je connais, enfin peut-être pas les plus recommandables.
– Si on veut, alors il est revenu ce contrôleur ?
– Tu penses, il a poinçonné ses billets à la vitesse de la lumière, il voulait en savoir un peu plus sur ses anciennes amours. Quand il est revenu, c’est Huguette qui a fait des siennes. Je crois qu’en elle, il y avait un petit je ne sais quoi qui faisait qu’elle voulait avoir l’exclusivité de toutes les attentions masculines. J’ai même mis en doute mon aura de vedette, si j’avais été un simple plombier, je crois que l’histoire se serait déroulée de la même manière.
– Une nymphomane ?
– Quelque chose comme ça. Au retour du contrôleur, il a bien sûr entamé la conversation avec ses anciennes amours. Au bout d’un moment, comme par hasard, Huguette a remarqué qu’un de ses bas avait filé. Je ne suis pas certain qu’elle ne l’a pas fait exprès. Alors, le petit cinéma a recommencé, fouille dans le sac, sortie d’une pochette de bas et vas-y que je te change cela.
– Je parie qu’elle a fait cela moins discrètement, suggéra Marly.
– Et tu gagnes ! Elle s’est carrément levée, s’est bien tournée en direction du monsieur, a bien relevé sa jupe, on voyait bien sa culotte. Elle a dégrafé ses jarretelles avec des gestes lents, comme pour faire durer le spectacle. L’autre avait la langue qui traînait sur le sol, j’ajouterais la mienne aussi, bien que pour moi, j’avais la vue depuis la cour arrière. Juliette se marrait bien, pour une bourgeoise elle n’était pas vraiment du genre pincée. J’imaginais bien ce qu’avaient pu être ses relations avec son premier mentor.
– Le compartiment s’est transformé en une boîte à striptease, remarqua Isabelle.
– N’exagérons rien, souligna Léo. Le fait est que nous assistions à une compétition de charme. L’une avait involontairement déclenché le processus, l’autre ne voulait pas être en reste. Heureusement, nous n’étions que les quatre, personne ne passait dans le couloir au moment crucial. Enfin, au cas où, le contrôleur était avec nous. Je ne sais pas ce qu’il aurait trouvé comme excuse pour justifier le spectacle. De plus, un règlement interdit de descendre les rideaux pendant la journée, tout le monde pouvait voir.
– Et il y a eu encore beaucoup de spectacles pendant le voyage ? questionna Marly.
– Après avoir un peu discuté le bout du gras avec Juliette, le contrôleur s’est tiré pour aller assurer son service. En fin de compte, ils n’ont échangé que des banalités, se promettant un rendez-vous éventuel plus tard. Ils ont échangé leurs adresses. Je me suis retrouvé avec mes deux femmes. Je les ai invitées au wagon restaurant, histoire d’aller un peu en terrain neutre. Nous avions juste le temps avant Marseille de faire un agréable repas, c’est à peu près ce que l’on pouvait espérer dans plus dans ce genre de restaurant. Mais les étalages de lingerie intime en sont restés là.
– Et le soir, après ton concert, il y a eu des suites ?
– Un peu plus que je l’imaginais.
– Il ne s’est plus rien passé de spécial jusqu’à ton arrivée à Marseille ?
– Non, j’ai fait exprès de tirer un peu en longueur au wagon restaurant, je ne voulais pas trop que ces dames s’émancipent dans le train. Bref, nous avons fini par arriver à destination. Moi, je devais filer à la salle de concert pour ma préparation, voir avec les musiciens ce que nous pouvions faire et mettre les derniers préparatifs en route. J’ai donc laissé mes deux nanas à la gare. Nous avions bien sûr rendez-vous le soir avant le concert, j’ai pris des dispositions pour qu’elles soient amenées directement dans ma loge avant le début, et aussi leur trouver les meilleures places possibles. Je n’avais aucune idée du nombre de sièges occupés, et lesquels étaient éventuellement libres.
– Et pour finir, ils sont venus ?
– Bien sûr, Huguette est arrivée la première, bien en avance sur le début du spectacle. Elle s’était faite toute belle. Pratiquement une tenue de gala, je me suis bien entendu arrêté longuement sur ses jambes. C’est vrai qu’elle avait de très jolies jambes, la couture de ses bas la divisait agréablement en deux parties très égales. Le reflet de la lumière et le crissement ajoutait un plus qui me comblait d’aise. Seul problème, ou cas où, je n’avais pas mon appareil de photo, il était resté dans la voiture. Je comptais bien poursuivre la soirée en enfilant une pellicule à l’intérieur. Les Harcourt sont arrivés plus tard, Juliette m’a présenté son mari. Pour autant que je m’en souvienne, il avait une certaine ressemblance avec son frère. A part cela c’était un homme tout à fait charmant, plutôt le genre bon vivant, il n’avait pas l’air triste d’être là. C’était le genre de personne avec qui on se sent à l’aise en très peu de temps, pas prétentieux, un langage simple sans snobisme. On sentait quand même qu’il venait d’un milieu aisé. J’ai remarqué un détail, sa femme avait abandonné les bas noirs pour adopter quelque chose de plus dans le ton de la soirée, je l’ai su après, c’était quand même des Christian Dior. Elle a dit en rigolant que c’était le prénom de son mari.
– Ouais, des petits plaisirs bourgeois, commenta Léo, toujours les mêmes, un rien leur fait plaisir !
– Oui, si tu veux. Ils étaient quand même plutôt sympathiques. J’ai pu leur dénicher deux places assez près de la scène. Huguette a préféré voir le spectacle depuis les coulisses, j’avais un peu l’impression qu’elle défendait la forteresse, dès fois qu’une folle vienne prendre la scène d’assaut. Le concert s’est déroulé sans surprises, j’étais juste un peu tendu, n’ayant pas trop l’habitude des musiciens qui m’accompagnaient. Je dois dire que c’était des vrais pros, ils connaissaient leur métier et aussi mon répertoire. Cela m’a toujours étonné de la part de ces musiciens improvisés, ils se glissent dans une équipe et on a l’impression qu’ils ont toujours été là. J’ai toujours été incapable de jouer d’un instrument, alors ça m’épate.
– Tu n’as jamais écrit une chanson ?
– Pas vraiment, je me suis fait la main avec le répertoire des autres, ensuite ce sont des compositeurs attitrés qui ont modelé mon répertoire. J’ai quand même écrit quelques textes, là c’était dans mes capacités. Je donnais un texte et un musicien le mettait en mélodie, mais aucun de mes titres les plus connus ne sont de moi pour le texte . Il n’y a d’ailleurs bien longtemps que je n’ai pas eu un rond sur la vente de mes disques, qui les achète maintenant ?
– Qui sait peut-être un jour ils reviendront à la mode.
– C’est possible, mais je m’en fous complètement et c’est du passé. Plus que les disques que j’ai vendus ou les galas que j’ai donnés, ce sont toutes les belles femmes que j’ai rencontrées qui me font les plus beaux souvenirs. Mais je reviens à ma fameuse soirée. Après le spectacle, ils m’ont embarqué au restaurant. Les Harcourt connaissaient un excellent restaurant, c’est le mari qui m’a invité. Huguette était évidemment de la partie. On a fait un excellent repas. Je faisais un peu la conversation avec lui, tandis que ces dames parlaient chiffons. C’est de cette conversation que le feu d’artifice pour la fin de la soirée est parti.
Isabelle qui n’en perdait pas un mot se manifesta :
– Je crois que je devine la suite, vous êtes allés dans le magasin d’Huguette ?
– Gagné ! En effet, ces dames ont décidé qu’il était l’heure de partir en exploration dans un magasin de lingerie. Je crois que la partie féminine des Harcourt voulait profiter des bonnes dispositions de monsieur, pour compléter quelque peu les tiroirs aux merveilles. Je suis sûr qu’elles avaient même comploté cela discrètement. Il y avait même le champagne de prévu, il nous attendait sur place. Il est inutile de vous préciser que les hommes trouvaient le programme excellent. Harcourt aurait son mot à dire sur le choix de sa femme, pas de mauvaises surprises, rien que du choisi. Moi, je pourrais certainement donner mon avis, puis éventuellement assister à un joli spectacle. Nous serions un peu comme deux généraux, discutant et comparant l’achat de nouveaux canons pour une guerre en dentelles.
– Il ne manquait plus que le père d’Isabelle comme conseiller stratégique !
– Tu sais mon père ne s’est jamais trop occupé des dentelles de ma mère, il préférait ses défilés au son de la musique militaire. Il n’a pourtant jamais été un mauvais père pour moi, il me comblait de cadeaux, ma mère n’était pas oubliée. Mais il aimait son armée par-dessus tout.
– Je dois dire que quand je l’ai ai parlé au téléphone, il avait cette précision toute militaire dans son langage. Pour un peu, j’aurais contrôlé si j’avais pas oublié de fermer un bouton à ma braguette. Mais je sentais que quand il parlait de sa fille, il le faisait avec fierté.
– Ca c’est bien lui. Quand je lui ai présenté Marly, il aurait pu être choqué par la différence d’âge. Au contraire, il a été respectueux de ce qu’il avait fait pendant la guerre. Ironie du sort, ils avaient été en contact indirect lors d’une donnée d’ordre.
– Oui, ajouta Marly, nous devions saboter une voie ferrée près de Bar-le-Duc. Nous attentions le message, via Radio Londres, qui devait nous donner le signal pour exécution la nuit suivante, de la réception par parachutage, d’explosifs destinés à faire sauter la voie. Le code en était « grand-père a les pieds au sec », c’était le père d’Isabelle qui s’occupait de la réalisation de cette mission. J’étais dans l’équipe qui a réceptionné la marchandise. Le sabotage n’a jamais eu lieu, car l’avion s’est fait descendre par les Allemands avant de nous livrer la marchandise. Mais continue avec ton histoire Léo.
– Nous avons donc rejoint le magasin d’Huguette, elle a fait son ouverture nocturne et spéciale pour nous. Nous allions enter dans la caverne d’Ali Baba.
– Là je te sens frémir, Léo, toi dans un magasin de lingerie !
– En effet, l’endroit correspondait à une sorte de rêve éveillé. A vrai dire, c’est bien la première fois que je pénétrais dans un tel lieu. Autant je peux avoir une passion pour ces trucs, autant je n’ai fait que les contempler sur mes conquêtes. Elles assuraient le service elles-mêmes. J’imagine qu’il y a un tas de gens qui se sentent au paradis quand ils vont acheter de la lingerie. Personnellement, je préfère deviner et avoir une surprise totale au moment de l’effeuillage, sans en connaître la moitié par avance.
– Je suis assez d’accord avec toi, bien qu’il m’arrive parfois d’aller avec Isabelle dans de tels endroits.
– Tu n’es pas à plaindre, se moqua Isabelle, j’en ai une telle collection que l’on ne doit pas aller aux urgences pour compléter tes petites envies. Pour moi, quand je vais en acheter, j’aime imaginer l’effet qu’ils produiront. Je peux lire dans tes yeux, à quelle place ils figurent dans tes classements.
– Ah oui, et ce soir tu mettrais qu’elle note.
– Ah ben, j’en sais rien, je n’ai pas vu !
– Tiens, c’est vrai, nous ne sommes pas partis ensemble. Tu veux voir ?
Sur un signe d’approbation de Marly, Isabelle souleva discrètement un coin de sa robe. révélant une jarretelle blanche parfaitement tendue et mordant dans la lisière du bas. L’air de rien, Léo tendit le cou pour mieux se régaler du spectacle. Il savait bien que le spectacle lui était aussi destiné, Isabelle ne l’avait pas mis en scène uniquement pour Marly. Ce dernier s’attarda sur les jambes d’Isabelle, avant de la regarder dans les yeux avec un sourire entendu.
– Je vois un dix sur dix, se marra Isabelle.
– Cinq pour la couleur, cinq pour le décor, cinq pour la nouveauté !
– Mais cela fait quinze ?
– Eh bien, quinze sur dix, c’est une excellente note ! Et puis, c’est une première !
– Oui, en quelque sorte, c’est l’inauguration. C’est la première fois que je mets ce porte-jarretelles. Je l’ai commandé par correspondance en Angleterre, il est arrivé ce matin avec le sourire d’un charmant facteur qui croyait sûrement qu’il y avait du chocolat à l’intérieur.
– Vous faites venir ce genre de trucs par correspondance? questionna Léo.
– Hélas, il est de plus en plus difficile de trouver de belles choses à Paris, toujours ces fameux collants. Je ne peux pas tourner tout Paris pour en trouver. Sur catalogue, même anglais, c’est plus facile. Et puis vous connaissez le conservatisme anglais, les vieilles ladies risquent encore de porter des bas pendant longtemps. Je me demande même si la reine porte des collants ?
– En tout cas, sur une photographie, on voit la lisière de ses bas quand elle descend de voiture.*
– Même que papa l’a rencontrée quand il était à Londres pendant la guerre. Elle est venue visiter le camp français où il était. Elle était encore bien jeune.
– Bof moi les reines, je ne sais pas bien à quoi ça sert, même si ça sert à quelque chose, lança Léo avec une moue de dépit.
– Je crois que tu as raison, mais pour les Anglais c’est un symbole.
– Bah quand nous sommes entrés dans le magasin à Huguette, je peux vous assurer, la reine n’était pas là. Ou plutôt si, il y en avait deux, peut-être moins rayonnantes, mais vachement plus sexy. L’endroit était charmant. A cette époque, il y avait dans ce genre d’endroit, une intensité de charme qui n’existe plus aujourd’hui. Il y avait un attirail de choix à rendre fou n’importe quel amateur. Pensez donc, toutes les femmes portaient des bas, des sages, des moins sages, des allumées de la séduction. Il en fallait pour tous les goûts, tous les buts, toutes les bourses. La plupart n’avaient pas d’idées préconçues, j’imagine, celles qui enfilaient leurs bas, comme on boutonne son manteau. Celles qui ne regardaient jamais leur compagnon quand elles les enfilaient, celles qui avaient aperçu cette petite lumière coquine qui brillait dans leurs yeux, je dirais simplement celles qui avaient compris tout le potentiel de la chose.
-Tu nous fais un vrai cours de sociologie, se marra Marly.
– Le fait est que les hommes n’ont jamais autant admiré les bas, depuis que les collants les ont remplacés, j’en suis absolument certain !
– Je suis d’accord avec vous, Léo. Quand je suis dans la rue, ceux qui ne sont pas dupes et qui devinent que je porte des bas, je sens qu’ils me contemplent comme une apparition sortie de leurs rêves.
– Vous voyez bien que je ne raconte pas des blagues. Ce fameux soir, nous étions donc dans le magasin, j’étais en admiration devant les délices de la boutique d’Huguette quand se produisit une chose à laquelle nous ne nous attendions pas.
* cette photo existe réellement
A suivre
Léo alluma une nouvelle clope, une pause juste le temps qu’elle enfume l’auditoire, il repartit dans ses souvenirs à voix haute :
– Bien sûr puisque nous étions dans le magasin, tous feux allumés, on pouvait penser qu’il était ouvert, même s’il était vingt-trois heures passé. C’est ce que deux jeunes Anglaises, un peu en goguette et qui n’avaient sans doute pas bu beaucoup de thé durant la soirée durent penser. Elles faisaient des signes désespérés derrière la porte close. Huguette ouvrit, pensant d’abord qu’elles cherchaient un renseignement ou une adresse. Elle se rendit compte que sur leur lancée, elles avaient envie de s’acheter de la lingerie. Il y en a une qui parlait assez bien le français, mais avec un terrible accent. Huguette ne savait pas trop, s’il fallait les foute dehors ou les accepter. Sous le regard encourageant de Harcourt, elle décida de s’occuper d’elles. A l’évidence, ce n’était pas un bas filé par accident ou une jarretelle défectueuse qui les attirait. Elles avaient envie de s’offrir quelque chose de plus coquin, elles avaient de quoi faire devant l’étalage proposé. Huguette leur montra quelques articles, d’abord sages, de plus en plus ciblés côté sexy. Elles parlaient anglais entre elles, mais on devinait l’essentiel, plus c’était conventionnel, plus la moue était visible sur leurs binettes. Au contraire, elles pouffaient de rire devant des articles aguicheurs, un rire plein de sous-entendus. Tout juste si elles ne chopaient pas des dents comme Dracula en pensant en pensant à l’effet qu’ils feraient.
– Tu n’as pas fait une improvisation de conseiller technique pendant la séance ?
– Oh tu sais, je regardais à plein yeux. J’avais déjà dressé un portrait-robot des deux miss. On peut pas dire que toutes les Anglaises sont toutes très jolies. Mais quand il y en a une de jolie, elle l’est vraiment. Il y en avait une qui ressemblait à Sandie Shaw, tu sais celle qui chantait « Un Tout Petit Pantin » à l’Eurovision. Quand je l’ai vue à la télé, cela m’a fait tout de suite penser à elle. C’était peut-être elle quelques années plus tard, enfin peu importe. Elle a choisi un ensemble soutien-gorge, culotte, porte-jarretelles d’un rouge pétant avec des motifs noirs. Elle s’est enfilée dans la cabine d’essayage et on ne l’a plus entendue pendant trois minutes. Sa copine écartait de temps en temps discrètement le rideau en faisant des commentaires ponctués de rires. Je ne pensais pas voir un spectacle en première ligne, mais il s’est quand même produit devant les regards de l’assistance toute entière. Elle est sortie de la cabine dans sa tenue d’essai. Pour un essai, il a été transformé. Elle avait même poussé le détail jusqu`à fixer ses bas aux jarretelles, la totale quoi. Marseille n’est sans doute pas Paris, mais je doute que ce genre de spectacle se produise très souvent dans la capitale. En imitant une démarche de mannequin, elle s’est promenée dans la boutique en guettant l’approbation de nos regards. Pour moi, pas de problèmes, je me suis juste dit que nos vins avaient des effets secondaires absolument inattendus et ma foi, agréables. Les dames ont bien joué le jeu, elles ont fait comme si c’était tout naturel. Bon, Huguette c’est un peu son métier, elle a sans doute dû en voir d’autres, dirons-nous. Madame Harcourt avait un petit air calculateur, elle se servait d’elle comme mannequin, elle pensait déjà plus loin. Une ou deux fois, elle a brièvement regardé son mari, comme pour chercher une réponse. Elle l’a sans doute trouvé, car elle s’est acheté le même. Harcourt était aux anges, je crois bien que ça s’agitait dans son slip. Je sais pas s’il était kangourou, mais il devait y avoir de la place pour y glisser la main entre sa peau et l’élastique tendu à mort. Un petit malin le bonhomme, je dirais même un chaud lapin dans son style. Ca devait pas être triste dans son ménage et je crois qu’ils devaient bien aimer les paries à plusieurs, tout en s’éloignant de temps en temps l’un de l’autre pour faire un solo à deux avec changement volant dans le couple. L’attitude de sa femme le matin dans le train, me le laisse croire. Je suppose que ma présence parmi eux était un souhait calculé. Ils pensaient à une suite plus intime aux petites heures, certainement avec Huguette et pas juste pour éteindre la lumière en partant.
– Dis Léo, le nylon ça sèche le gosier à force de le sucer. Je boirais bien encore un petit quelque chose, j’offre le champagne si ça te dit ?
– Question idiote, je vais demander à Marie-Thérèse d’aller nous chercher une roteuse, il est vrai que je parle beaucoup sans penser à boire. Je suis un mauvais client pour mon bistrot.
– A propos l’autre Anglaise, elle a fait quoi ?
– Je t’ai dit quelles étaient un peu pompette. Le première, celle qui parlait français, c’était la moins saoule des deux, alors imagine la plus atteinte, soit elle allait s’endormir pour cuver, sortir le grand spectacle, mais sûrement pas remonter la pendule. Devinez!
Pendant un instant, ils restèrent bouche close. Léo pensait qu’il devait attendre le champagne avant de poursuivre son histoire.
Les talons de Marie-Thérèse frappèrent le sol de leur cadence rapide, annonçant la venue de la bouteille. Une fois de plus Léo, tout en la suivant des yeux, s’émerveillait de ce petit bout de femme qui dégageait autant d’énergie qu’une bombe atomique. Il savait que la clientèle n’était pas insensible à sa présence. Parfois Léo trouvait sa femme un peu triste, réservée. Elle avait pourtant un net avantage, elle était la confidente de beaucoup d’habitués, c’était sa manière de sourire. Elle écoutait patiemment les petites misères de chacun, les siennes encore plus que celles des autres.
Marie-Thérèse, elle, n’était là que pour servir. Elle estimait que son zèle naturel suffisait. A part un bon mot et un sourire radieux, c’est tout ce que son service incluait. Certains clients, plus taquins que d’autres, essayaient de la faire sortir de ses gonds. Un essaya même de lui mettre la main aux fesses. Il y réussit, mais il se ramassa une telle baffe et des mots pas très agréables, qu’il préféra ne plus remettre les pieds dans le bistrot. C’est aussi ce que lui suggéra Léo. Un client de moins, mais il défendait envers et contre tout son personnel. Lui-même se gardait bien de tout geste et situation ambigüe.
Léo fit le service, il en avait déjà tellement débouchées de ces fameuses bouteilles, que cela lui paraissait aussi simple que de mettre une pièce dans un jukebox. Ce n’était pas tellement celles qu’il avait servies dans son établissement qui étaient les plus nombreuses, mais bien celles des soirées tardives, en charmante compagnie. Une fois les verres emplis, il reprit son récit :
– Je vous ai dit que l’Anglaise qui ne parlait pas français était la plus ivre des deux. Elle semblait avoir perdu tout sens de la retenue. Elle se déshabilla carrément, enlevant son tailleur. Le spectacle en devenait charmant. Ses dessous étaient plutôt sages. Le porte-jarretelles n’était absolument pas assorti au reste, blanc sous un slip noir, son soutien-gorge, bleu. Ce n’était pas visible autrement, mais ses bas n’étaient pas identiques, la couleur oui, mais la lisière différente. Je me demande si elle n’avait pas enfilé ses vêtements après avoir déjà tutoyé la bouteille.
Le champagne aidant, il fallait à Léo une nouvelle cigarette avant de poursuivre son récit.
– L’assistance se demandait ce qu’il allait se passer pour la suite, tout semblait bien parti. Moi et Harcourt on se posait en vrais voyeurs. Les dames ne disaient rien, mais cela devait turbiner dans leur cervelle. Ce fut Huguette qui se manifesta la première, elle vit tout le potentiel commercial de la chose. Pour elle, être attifée comme la miss devait représenter quelque chose d’incongru comme un pet pendant une messe d’enterrement. La seule chose qui pouvait la retenir, elle ne connaissait pas les finances de la dame. Elle avait certainement de quoi se payer une paire de bas, mais pour le reste, elle hésitait.
– Comme je te connais, tu aurais volontiers mis la main au porte-monnaie ? se moqua Marly.
– Je ne l’ai pas fait ouvertement, mais j’ai fait un signe d’intelligence avec Huguette, pour lui faire comprendre que je la couvrais en cas de besoin. Elle dit alors à l’interprète improvisée, quelle avait quelque chose de très joli à lui proposer, si elle le désirait.
– Je pense qu’elle n’a pas dit non, affirma Isabelle.
– Tout juste ! Mais elle voulait choisir. Tout en ne se départant pas de son rire chronique alcoolisé, elle alla choisir un assortiment d’un bleu turquoise, un objet plutôt luxueux. Le porte-jarretelles était encore à l’ancienne méthode. On réglait la longueur des élastiques en la fixant avec un bouton que l’on introduisait dans des passants fixés le long de l’élastique, peut-être pas la méthode idéale pour ce soir-là, mais passons. Le slip et le soutien-gorge étaient en nylon presque transparent, c’était charmant.
Léo marqua une pause, il refaisait le voyage vers l’intimité douillette de la boutique, il ralluma sa cigarette éteinte.
– Ce que l’on n’avait pas prévu arriva, elle n’avait pas l’intention d’aller s’isoler dans la cabine pour se changer, elle se mit complètement à poil en balançant ses anciens effets à travers la boutique. Heureusement Huguette avait baissé le rideau du magasin après l’entrée des Anglaises. Imaginez les passants dans la rue ou les flics nous demandant si on avait une licence pour le spectacle. J’en avais bien une pour mon tour de chant, mais je crois qu’elle n’était pas valable pour les boutiques de lingerie, d’ailleurs je ne chantais pas.
A ce moment, la porte du bistrot s’ouvrit. Un homme entra et s’adressa à Marie-Thérèse. D’un geste de tête, elle désigna la table où Léo menait le bal de ses souvenirs. Il se dirigea vers elle et se planta devant Léo :
– C’est toi Léo ?
Léo dévisagea l’homme avec un regard inquisiteur. Pour autant qu’il s’en souvienne, il ne l’avait jamais vu. Très grand, bien baraqué, il devait être dans la cinquantaine. Le tutoiement adopté d’emblée ne le choquait pas outre mesure. Il tutoyait pratiquement tous les hommes, du moins ses clients, il était plus nuancé avec les femmes. Au premier abord, il le trouva plutôt avenant, bien mis, sans style tapageur. Sa manière de l’aborder lui faisait instinctivement penser à un mec venu du milieu. Après tout, il ne venait pas vers lui avec un flingue à la main. Et puis s’il disait non, cela changerait-il quelque chose ?
– Oui, c’est moi que désires-tu ?
– Je m’appelle Seiler, mais mon nom ne te dira sans doute rien. Hier, les flics sont venus me questionner à propos d’un crime non élucidé, celui d’une certaine Lucienne.
– Oui je connais, mais assieds-toi, tu prendras bien un verre avec nous ?
– Merci ce n’est pas de refus.
– Je te présente Marly et sa compagne Isabelle, tu peux parler devant eux.
Il les salua d’une inclinaison de tête. L’homme s’installa à côté de Léo, ce dernier poursuivit.
– A quel titre sont-ils venus te questionner ?
– Il se trouve que c’est ma demi-sœur !
Léo marqua un signe d’étonnement.
– Jamais Lucienne ne m’avait dit qu’elle avait presque un frère.
– Elle en a même deux, moi et Marcel. Nous somme de la même mère, issus d’un premier mariage. Nous avons une quinzaine d’années de différence. Tu connaissais Lucienne sous le nom du second mariage à mère.
– Mais dis-moi, je ne sais pas pourquoi, mais j’ai l’impression que tu es un peu dans le milieu ?
– J’en ai fait partie, en effet. Je suis depuis longtemps retiré des brancards, je m’occupe d’une agence de location de voitures. Mais il m’arrive encore de fréquenter ce que je pourrais appeler d’anciens collègues, mais strictement en tant que clients. Je m’en fous de ce qu’ils font avec, du moment qu’ils payent et les rendent en bon état.
– Et les flics, ils t’ont demandé quoi ?
– En vérité, rien de spécial, ce qu’ils m’avaient déjà demandé au moment de la mort de Lucienne. Ils sont venus à titre presque amical, ils savent pertinemment que je n’ai absolument rien à voir avec sa mort. C’est comme cela que j’ai appris ton existence, du moins ta nouvelle vie. Par contre, je me rappelle de toi comme vedette. Mais je ne suis pas venu ici pour te parler du bon et du mauvais temps.
– Je m’en doutais bien !
Marly et Isabelle écoutaient silencieusement la conversation. Ils se tenaient par la main, tout en se regardant dans les yeux. Après leur avoir décroché un regard bref, Seiler poursuivit :
– Il faut que tu saches, si je me suis tiré du milieu et qu’ils m’ont laissé tranquille, c’est que je détiens certaines informations. Elles n’ont qu’un rapport indirect avec la mort de ma sœur, mais elles en ont quand même un.
Léo se demandait à quel jeu jouait son interlocuteur, mais il attendait la suite avant de se faire une opinion.
– Le milieu, j’y suis entré, je dirais par hasard. La vie facile, les belles filles, tout ça m’attirait fortement. Je n’ai jamais participé directement à des coups durs. J’ai séjourné en Indochine à partir de 1947. J’étais journaliste indépendant et je vendais mes articles à des journaux français ou étrangers, je pratique couramment l’anglais. Une chose me fascinait là-bas, c’était les arts martiaux. Pendant les quatre ans que j’ai passé là-bas, je me suis perfectionné dans la pratique de plusieurs de ces disciplines, j’ai pris des cours quoi !
Léo le regarda d’un œil intrigué, il se mit une cigarette au bec et l’alluma.
– De retour au pays à la suite d’une maladie contractée sur place, j’ai continué mes petites affaires ici. Un jour, j’étais allé à la cour d’assises pour faire un compte rendu du dénouement d’un procès. Le principal suspect était Emile la Froideur, c’était son nom dans le milieu. Accusé de meurtre, il fut acquitté par manque de preuves avec l’aide d’un avocat de première, un émule du célèbre Moro-Giafferi (*) et presque aussi doué que lui.
– Je me souviens vaguement de cette affaire, approuva Léo.
– J’ai eu la chance de pouvoir discuter avec cet avocat et lui posai quelques questions sur le succès de sa plaidoirie. Il finit par me présenter à son client. La Froideur méritait assez mal son nom, c’était plutôt un homme gai. Ce qui était plus juste, c’est qu’il examinait les choses avec un calme imperturbable, jamais il ne s’énervait. Quand il a su que j’étais un spécialiste des arts martiaux, il a voulu m’engager comme garde du corps. Il avait besoin d’un homme qui puisse le défendre au cas où et qui en imposait. Il en avait marre de ces mecs qui tâtaient sans arrêt la crosse de leur flingue.
– C’est vrai que tu n’as pas l’air d’une mauviette, on a envie de s’adresser à toi poliment, souligna Léo.
– Merci. Comme la plupart des gens qui pratiquent les arts martiaux, ils ne cherchent pas la violence pour dominer, mais plus pour prouver qu’ils dominent eux-mêmes la force qui est en eux. Je n’ai jamais provoqué personne, mais je sais me défendre.
-Et bien sûr, tu as accepté ?
– J’ai hésité, mais il m’offrait des possibilités et une vie en apparence si facile que j’ai fini par dire oui. Je n’avais rien d’autre à faire que de le suivre dans ses déplacements et intervenir en cas de besoin. Je devais oublier tout ce que je pouvais entendre et voir. La Froideur était en vrai meneur d’affaires et d’hommes. Bien sûr, ses affaires n’étaient pas de celles qui se crient sur la place publique. Il faisait toutes sortes de trafics, drogues, recels, casses. Il n’a jamais fait dans la prostitution. Il avait un certain égard pour les femmes.
– Tu as été son sbire pendant longtemps ?
– Plusieurs années, j’ai fini par en avoir marre. Trop de choses avec lesquelles je n’étais pas ou plutôt plus d’accord. Il me fallait changer d’air, mais je savais beaucoup de choses, je ne pouvais pas donner mon mois comme ça. Mais avant d’aller plus loin, il faut que tu saches une chose, qui expliquera ma présence ici.
Léo le considéra avec attention, il devinait qu’une partie du voile allait se lever, il ne rompit pas le silence, attendant la suite.
– Lucienne, même quand tu l’as fréquentée, était la maîtresse de Emile la Froideur !
A suivre
* Personnage réel, célèbre avocat, fut notamment celui de Landru.
Léo marqua un grand signe d’ébahissement, mordit dans sa clope et poussa un long soupir.
– Elle ne m’a jamais parlé de ça, pas un mot ! Je la croyais plus ou moins libre de ses sentiments. La première fois que je l’ai rencontrée, c’est par hasard quand j’étais à une soirée avec une de mes autres conquêtes, Léa. Comme j’étais pas une exclusivité de cette Léa, je l’ai draguée et elle a répondu à mes appels.
– La Froideur ne demandait pas non plus l’exclusivité, il ne la voyait pas pendant quelques jours sans problèmes. Il ne lui demandait même pas ce qu’elle avait fait, tout au plus si elle s’était bien amusée, avec un sourire moqueur. Il savait qu’elle pouvait éventuellement commettre des infidélités. Il était comme ça avec les femmes, il aimait leur présence quand il avait des envies, mais le reste du temps, les affaires importaient plus. Mais j’en viens à ma visite.
– Cela mérite encore un verre de champagne, dit Léo en faisant la tournée des verres et en les remplissant.
– Le flics, d’après ma conversation avec eux, m’ont l’air assez bien renseignés. Une chose qu’ils ne savent pas et que moi je sais, c’est que mon chef et employeur avait posé un contrat* sur un certain Monti.
– Le souteneur ?
– Oui ! La Froideur détestait cordialement les souteneurs. Pour lui, ce n’était que des demi-portions qui n’avaient pas assez de couilles pour gagner malhonnêtement leur vie, aller au turbin en payant de sa personne. Bon, je dirais qu’ils sont un mal nécessaire dans le milieu, souvent ils sont des indicateurs, pas seulement pour la police, mais aussi pour eux. Monti était franchement amoureux de Lucienne, il voulait la mettre sur le trottoir, c’est leur manière d’aimer. La Froideur commençait à le trouver un peu trop envahissant, il avait proposé de lui racheter Lucienne, ce qu’il avait pris carrément pour une insulte. Cela aurait pu se résumer à un simple avertissement, mais il y avait plus grave. Monti voulait absolument introduire dans le milieu, un certain bonhomme qui avait un magasin à Pigalle, genre import américain.
Léo coupa la conversation.
– Un flic est venu vers moi me poser des questions récemment, il m’a dit qu’ils étaient en train de le rechercher.
– Oui, il s’appelait Kastler. Le problème, c’est que Monti le servait comme indicateur pour son compte. Il croyait, là il prenait ses désirs pour des réalités, que les gens le milieu lui faisait des confidences, qu’il était adopté. Monti voulait préserver sa tranquillité et son coin de trottoir en donnant quelques indications aux flics, manière de se montrer coopératif. Le problème, c’est qu’ils lui ont tendu un piège. Devant Kastler, ils ont monté une cabale qui pouvait faire croire à Kastler qu’ils étaient en train de préparer un coup, un hold-up, mais complètement imaginaire.
Léo regarda Marly et Isabelle, il leur glissa un clin d’œil, il semblait ravi d’écouter les histoires de Seiler.
– La piège a fonctionné, au lieu supposé du hold-up, c’était bourré de flics en planque, preuve que Kastler travaillait pour Monti. Mais ils signaient leur arrêt de mort, ce genre de trucs ne pardonne pas. La Froideur donna des ordres.
– On sait que Monti a été descendu, mais Kastler ?
– Ce que je vais vous dire, vous êtes les premières personnes en dehors du milieu à le savoir. Je n’en ai jamais parlé aux flics, ni à personne. Kastler a été exécuté et il a été enterré discrètement dans un lieu que je connais. Monti pouvait avoir été descendu par un tas de personnes. Kastler était trop ciblé, les flics auraient tourné de manière trop précise autour de La Froideur. Il valait mieux qu’il disparaisse à jamais.
– Mais pourquoi tu nous raconte tout ça ?
– J’ai mes raisons. La première est que Lucienne était de mon sang en partie, je veux éclaircir les circonstances de sa mort, j’ai aussi le droit de savoir et cette affaire rebondit grâce à toi. La seconde est, comme je vous l’ai dit, j’ai quitté le milieu et ils m’ont laissé tranquille. Pas sans raisons. La Froidure est mort, si vous ne le savez pas, emporté par une leucémie. Le reste de l’équipe est en prison, ils ont fini par se faire attraper pour une raison ou une autre. Mais ils ont des condamnations qui peuvent encore leur laisser un espoir de sortir un jour. Mon secret de longévité, c’est qu’au moins pour un d’entre eux, le second de la bande, je détiens la preuve qu’il est un meurtrier. Le flingue qui a servi à buter Monti et Kastler est en ma possession. Dans un endroit, que je suis seul à connaitre, avec une confession très précise très précise sur ses états de service. Je les ai avertis que si je venais à disparaître, il surgirait de l’ombre. La solidarité du milieu a joué, ils m’ont foutu la paix, tout en leur certifiant que je me tairais, ni n’exercerait un chantage quelconque envers eux.
– Je comprends, approuva Léo. Un meurtrier joue les innocents en prison, mais il n’a fait que tuer deux fripouilles. Pas besoin de l’enfoncer plus, c’est donnant-donnant .
– C’est exactement cela. J’ai choisi cette manière de me tirer de ce monde, tout en laissant Lucienne se débattre avec eux.
– Ton histoire ne nous mets pas sur les traces de son meurtrier et comment les chaussures sont arrivées sur les pieds de la miss qui les portait à la réception.
– Là, je peux peut-être vous aider, c’est aussi pour cela que je suis venu. Je voudrais voir les photos que tu prenais de tes conquêtes, je me suis rappelé de quelque chose que Lucienne m’avait dit peu de temps avant sa mort. Je n’en dis pas plus, mais je crois que je tiens une piste. La solution est peut-être dans tes photos.
A suivre
Léo approuva d’un geste de tête.
– Eh bien montons à l’étage, je vais te montrer mes albums. Il est d’ailleurs bientôt l’heure de fermer, je vais laisser le personnel se débrouiller. On sera bien tranquille.
Ils montèrent au salon à l’étage. Léo emporta la bouteille à moitié vide, sortit des verres propres et servit une nouvelle tournée une fois qu’ils furent installés. Il donna la parole à Seiler.
– Si je demande à voir tes photos, il y a une bonne raison à cela. Lucienne m’avait parlé de tes photos. Là où cela est intéressant, c’est qu’elle m’avait parlé d’une femme qu’elle avait vue sur les photos dans ton album, du moins il lui semblait que c’était elle. Or, il se trouve que je cette personne je la connaissais, elle fréquentait l’équipe de La Froideur, étant la petite amie d’un de ses sbires, un nommé Castier. Elle avait la ferme intention de se lancer dans la chanson, elle avait un filet de voix et prenait des cours de chant auprès du petit ami de sa sœur, un chef d’orchestre.
– Tu connais son non ?
– Je ne m’en souviens pas, je ne l’ai jamais vu, on m’avait juste dit qu’il accompagnait une vedette.
– Il se peut que cette vedette c’était moi et qu’il s’agisse de Singer. Tu saurais reconnaître la sœur à cette môme?
– Je pense que oui.
– Isabelle, voulez-vous montrer les photos prises au cours de la fameuse soirée de votre père.
Isabelle approuva d’un signe de tête, fouilla dans son sac et les donna à Léo. Il les montra à Seiler.
– C’est cette fille?
– J’en suis presque sûr, évidemment c’est un peu petit, mais il s’agit probablement d’elle, du moins sur celle de profil.
– Cela me paraît intéressant, mais regardons dans mes albums s’il s’agit bien de sa sœur.
– Je ne sais pas comment tu as classé tes photos, mais puisque Lucienne croit l’avoir vue dans tes albums, cela doit dater d’avant ta rencontre avec elle ?
– Oh, je n’ai rien fait de spécial, je les complétais au fur et à mesure.
Léo fouilla dans ses albums et en mit de côté deux. Il en ouvrit un.
– Voilà c’est dans celui-ci que Lucienne apparaît, d’ailleurs la voici.
Seiler s’arrêta un moment sur les photos de sa demi-sœur, il eut un sourire triste en contemplant sa sœur à demi-nue. Il ne l’avait jamais vu ainsi posant langoureusement en bas et porte-jarretelles. Il feuilleta lentement les pages précédentes et s’arrêta sur une photo qu’il montra à Léo.
– C’est elle, je la reconnais pour sûr !
– Léo réfléchit longuement en regardant toutes les images qu’il avait prises d’elle, il alluma une cigarette et regarda Seiler :
– C’est une conquête d’un soir, je n’ai pas passé plus d’une nuit avec elle. Je me rappelle d’un détail, je n’en suis pas sûr, mais il me semble que je l’avais repérée dans la salle. Elle était assise à une des places que nous réservions d’habitude à des invités particuliers. C’était des places gratuites qui étaient offertes pour une raison ou pour une autre. Nous en avions un dizaine de disponibles dans chaque salle. On les demandait à l’organisateur, je ne les avais pas sur moi, mais il m’arrivait d’en demander si j’en avais besoin. Tout un chacun pour autant qu’il fasse partie de l’équipe pouvait les obtenir. Elle aurait pu être invitée par Singer, c’est très possible. Par contre, je ne me souviens pas précisément de son nom, Simone, il me semble…
– En effet, elle s’appelait Simone, donc c’est bien la même personne.
– Tu sais ce qu’elle est devenue ?
– Pas vraiment, tu sais cela défilait, je pouvais les voir trois fois le même jour et puis rien pendant un mois.
– Cela nous ramène quand même vers Singer, tu ne le sais pas, mais c’est une des principaux suspects dans noter histoire.
– Je ne demande qu’à te croire, mais tu sais ce qu’il est devenu ?
– On suppose qu’il se la coule douce en Algérie. Les flics le recherchent, ils sont aussi persuadés qu’il a quelque chose à voir avec la mort de Lucienne. Pourtant, je l’ai fréquenté assez longtemps pour penser qu’il n’est pas un meurtrier. Qu’il se soit trouvé mêlé à une sale histoire c’est possible, mais il n’avait pas l’envergure. Juste le genre à recharger le pistolet quand le chargeur est vide à la place de celui qui l’a vidé.
– En fin de compte, si j’en crois ce que m’ont raconté les flics, il y a une histoire de souliers qui est à la base de tout ?
Léo raconta comment toute l’histoire avait démarré, le doute qu’il avait eu en voyant les talons aux pieds d’Isabelle.
– Trouver comment les souliers se sont trouvés aux pieds de la petite amie de Singer donnerait la solution de l’énigme, au pire faciliterait la compréhension de ce sac de nœuds ?
– C’est plus que probable. Mais tu nous a donné un éclairage nouveau, le lien entre une de mes anciennes conquêtes et la dulcinée à Singer. C’est quelque chose que l’on pourra dire aux flics, car je crois comprendre que tu ne l’as pas fait ?
– Bien sûr que non, mais je n’avais aucune certitude. Je me rappelais vaguement de cette histoire que Lucienne m’avait racontée à propos de la photo. A l’époque, je n’avais pas fait très attention à ce qu’elle m’avait raconté, je m’en foutais éperdument, c’était une conversation parmi des dizaines d’autres. Quand les flics sont venus chez moi, ils ne sont pas trop entrés dans les détails, mais ils ont fait mention que la copine à Singer était sans doute mêlée à l’histoire, ils ont même insisté pour savoir si je savais ce qu’elle était devenue.
– C’est pour éclaircir ton doute que tu es venu, mais comment m’as-tu trouvé, les flics t’ont quand même pas donné l’adresse ?
– Tu sais c’était assez facile, une ancienne vedette qui tient un bistrot dans Paris, on finit par trouver. Les flics m’ont parlé de toi, mais sans en dire plus, sauf que tu avais un peu déclenché ce tintamarre. Et j’ai bien fait de venir.
– Sans doute, nous voilà presque amis. Mais qui va les informer, toi ou moi?
– Je le ferai, je leur ai d’ailleurs dit que je voulais vérifier quelque chose et qu’il me fallait un peu de temps pour essayer d’éclairer leur lanterne. Toutefois, j’ai une faveur à vous demander, au sujet de Kastler…
– Je devine, tu ne nous a pas parlé de lui, ni que tu sais ce qu’il est devenu ?
– Exactement, d’ailleurs je ne pense pas que cela change grand-chose sur le résultat. Mais je voudrais ajouter quelque chose, je crois savoir où se trouve Singer…
– Tu crois savoir où se trouve Singer ?
Léo avait lâché sa phrase, impatient, comme s’il n’obtiendrait jamais de réponse en ne posant pas cette question.
– Je crois que la piste algérienne est mauvaise ou fausse. Ce qui me permet de l’affirmer, c’est encore un truc qui peut avoir un lien avec une histoire récente. Il n’y a rien de certain, mais c’est une possibilité.
– Ah bon, fit Léo presque déçu.
– L’été passé, j’étais à l’arrivée d’une étape du Tour de France du côté de Pau. Comme tu le sais, ces arrivées sont toujours une fête locale. Il y a l’arrivée et après toute la suite, fête, bals, et j’en passe. Avec mon amie, elle vient de là-bas, nous étions justement à un des bals qui faisait suite à l’arrivée. Bien sûr, qui dit bal dit orchestre. Cet orchestre était bon, mais pas connu, il y avait trois musiciens. Nous avons dansé, puis nous sommes allés nous coucher, nous partions le matin pour l’Espagne. Nous devions prendre le train qui va sur Canfranc en passant par le col du Somport. Nous sommes partis le matin vers 8 heures.
– Je connais un peu cette région, j’ai donné un concert dans le coin à Oloron Sainte Marie, c’est sur la route.
– En effet, le train y passe. Dans le wagon, comme je m’emmerdais, j’ai lu un journal local qui traînait par là. C’était celui de la veille, on y parlait en détail de l’arrivée du Tour. J’ai trouvé une publicité qui annonçait le bal où nous sommes allés. Le nom de l’orchestre était mentionné. Sur le moment cela m’a fait rire, car il ressemblait au célèbre Gershwin qui a écrit cette fameuse chanson « Summertime ». De plus, ils l’avaient jouée au cours du bal. Je ne connais pas grand-chose en musique, mais celle-là, je la connais.
– Oui c’est une fameuse chanson, j’ai failli en enregistrer une version en français.
– Quand nous sommes arrivés à Canfranc, le train s’est arrêté un bon moment. Je ne sais pas si vous savez, mais l’écartement des voies en Espagne est différent, alors ils doivent charger les wagons sur des essieux adaptés aux voiesespagnoles, ou changer de train. C’est ce que nous avons dû faire. Comme nous avions le temps, nous sommes entrés au buffet pour boire un café. J’en ai aussi profité pour faire un tour de la gare, c’est un chef-d’œuvre d’architecture et de gigantisme, presque digne des surréalistes. Quand nous sommes entrés dans le buffet devinez qui nous avons vu ? *
– Ben je sais pas, tu vas nous le dire le dire.
– Les musiciens de l’orchestre qui avaient aussi pris le train!
– Pour que tu nous en parle, ils devaient avoir quelque chose de spécial ?
– Physiquement non, mais attendez la suite. Tout à l’heure, quand j’ai regardé la photo du concert chez le père d’Isabelle, celle où l’on voit un plan de l’orchestre, un des musiciens y figurant faisait partie de l’orchestre qui animait le bal.
Les photos étaient toujours étalée sur la table, Seiler prit celle dont il était question et désigna un des personnages de la photo.
– C’est celui-là, il a un peu changé, mais je suis presque sûr que c’est lui.
– C’est Singer, bon sang ! Mais s’il ne s’agissait que d’une ressemblance ?
– Il y a un deuxième indice, qui peut nous amener vers une presque certitude. Le nom de l’orchestre était celui de Bob Gersin, cela ne te dit rien ?
– Euh… cela devrait ?
– Gersin inversé, cela donne Singer !
Beau joueur Léo sourit de ne pas avoir remarqué ce jeu de mot qui prenait un éclairage particulier. Il voulait en savoir plus.
– Ensuite que s’est-il passé à Canfranc ?
– On est remontés dans le train, les musiciens aussi. Mon amie et moi, nous sommes descendus à Saragosse, eux aussi. Après, je les ai perdus de vue. Bien sûr, je n’ai pas prêté une attention particulière à ces messieurs. Je n’avais aucune raison.
– C’est pour ça que tu penses qu’il n’est pas en Algérie ?
– J’imagine mal ton mec venir d’Algérie juste pour un concert. Et puis cette histoire est bien récente.
– Ainsi il se serait planqué en Espagne, je suppose qu’il se planque, si c’est bien lui. Il n’avait aucune raison de changer de nom, le sien était quand même une carte de visite. Comme je l’ai dit, je ne pense pas qu’il soit un assassin. Mais encore une fois, tout me porte à penser qu’il a trempé dans le meurtre de Lucienne, les fameux talons que portait sa copine du moment en sont une évidence. Ah cette histoire ne tient que par des bouts de fil dont tous les protagonistes, innocents ou coupables, se sont donné rendez-vous dans mon bistrot.
Léo se tut, alluma une nouvelle cigarette. Il réfléchit longuement et silencieusement, les yeux enfouis dans ses mains. La cigarette fumante coincée dans entre deux doigts, avait l’air d’une cheminée qui évacuait les pensées de Léo.
– Voici ce que nous allons faire, finit-il par dire.
A suivre
* Toutes les anecdotes sur la gare de Canfranc sont véridiques
– Toi, tu vas raconter aux flics ce que tu as vu dans ton train et qu’ils sont descendus à Saragosse. Tu ne savais rien d’eux à ce moment-là, ce n’est qu’en regardant mes photos que tu as découvert qui il était. Ce n’est d’ailleurs que la stricte vérité. Tu donneras ainsi l’impression que tu tiens particulièrement à les aider, je te laisse le bénéfice de ta découverte.
– Tu crois qu’ils vont faire des recherches du côté espagnol ?
– Je n’en sais rien, la collaboration entre les deux polices n’est pas toujours au beau fixe, ça c’est la politique. Ils ne vont peut-être pas bouger si nous n’avons que quelques vagues soupçons. Mais c’est leur travail, à eux d’éclaircir l’histoire. Nous n’allons quand même pas déclarer la guerre à Franco, au nom de la justice française.
Marly, qui n’avait pas dit un mot jusque-là, demanda la parole.
– Je crois que je peux vous aider. Il faudrait que l’on fournisse une piste autre que le témoignage de notre ami. Il faut le repérer.
– Ah, et comment tu comptes t’y prendre, tu vas aller sonner à toutes les portes de Navarre, pour voir si c’est Singer qui ouvrira?
Marly sourit à la remarque de Léo, mais son sourire était autant rieur que moqueur. Il poursuivit.
– Quand j’étais à Dachau, il y avait un groupe de résistance espagnole parmi les déportés. J’étais plutôt copain avec eux, je les ai aidés quelquefois pour des actes de résistance à l’intérieur du camp. Encore aujourd’hui, parmi ceux qui en sont revenus, j’ai toujours de solides amitiés. Notamment mon ami Juan Perez, qui vit en Espagne. J’ajouterais que comme ses compagnons d’infortune, il est un communiste convaincu. Actuellement, il milite dans la mouvance de Santiago Carrillo*, leur but est la mort du franquisme.
– Qu’es-ce que les Cocos viennent faire là-dedans ?
– Comme la plupart des mouvements révolutionnaires, ils ont un réseau de renseignements qui fonctionne très bien, une vraie toile d’araignée à travers l’Espagne. Il me suffit de contacter Perez, il se débrouillera pour lancer des recherches. Nous avons quand même quelques certitudes, un musicien qui semble exercer son métier sous le nom de Bob Gersin, probablement dans la région de Saragosse et parfois en France, cela ne devrait pas être trop difficile à trouver, même s’il fait les bals champêtres. Et si c’est son métier, il doit bien faire de la pub ou être inscrit quelque part !
– C’est une idée fameuse, convint Seiler. Si nous pouvons le localiser précisément, ce sera un atout de plus pour que les flics espagnols se bougent les fesses.
– Dans ce cas, il vaut mieux attendre un possible résultat de ce côté-là. Rien à la police avant que nous ayons un résultat positif ou négatif. Il faut éviter que les flics croisent les communistes, par discrétion pour ces derniers. J’imagine bien qu’ils vont se remuer si Marly le demande.
– Je m’en occupe. D’ici un jour ou deux, ils commenceront les recherches.
– Restons-en là, je vous propose un dernier verre et ensuite dodo !
– Dis Léo, tu finis ton histoire dans la boutique pour nous bercer ?
– En effet, avant qu’arrive notre ami, nous étions en plein show, il y avait du striptease en perspective. Tu nous suis Seiler ? Au fait quel-est ton prénom ?
– Georges pour les intimes !
– Alors Georges, j’aime bien raconter mes souvenirs de vedette. Les photos que tu vois dans les albums, c’est un peu le résumé de toutes mes conquêtes. J’avais la marotte de les prendre en photo peu habillées, enfin la plupart, celles qui ne disaient pas non. Il y en avait assez peu en vérité. J’ai toujours adoré la vision de bas de jarretelles et de belles lingeries. Et toi. Tu aimes ?
– J’adore ! Lucienne m’en avait parlé, et comme je l’ai dit, c’est grâce à elle et à cette fille qu’elle a vue dans tes albums que je suis ici et que j’ai pu faire avancer ton histoire, enfin j’espère.
– On verra, mais tu as fait le nécessaire, j’ai bon espoir. Je poursuis mon histoire, mais je te résume le début. J’étais parti pour un concert à Marseille. Suite à d’abondantes chutes de neige, j’ai dû finir le voyage en train. J’ai rencontré deux nanas, une qui tenait un magasin de lingerie et une qui était la femme d’un homme d’affaires. Je les ai invités au concert et après nous avons fini dans le magasin de lingerie. Deux Anglaises se sont un peu invités, dont une était pas mal pompette. Au moment où tu es venu, elle commençait son spectacle…
A suivre
* Personnage réel, devenu leader du mouvement communiste espagnol
– Nous étions donc dans la boutique, la plus saoule avait commencé un striptease plutôt torride, elle était carrément à poil, avec la ferme intention de ne pas se rhabiller tout de suite, mais de nous faire une petite démonstration sur l’art d’enfiler un soutien-gorge un porte-jarretelles, des bas. Comme je l’ai souligné avant, elle avait choisi un ensemble bleu turquoise du plus bel effet. D’un regard, j’avais couvert les éventuelles suites financières envers Huguette, qui n’en doutait point. Malgré son état avancé, la petite semblait plutôt douée dans l’art de l’effeuillage. On aurait même pu se demander si ce n’était pas une professionnelle en vacances qui désirait maintenir la forme. Intimement, nous pouvions chacun penser que la démonstration tournerait court, mais elle semblait se dégriser au fur et à mesure qu’elle entreprenait son exhibition.
Seiler semblait déjà conquis par le récit de Léo. Il regardait fixement le conteur.
– Elle enfila le porte-jarretelles et le fixa sans hésiter, tourna sur elle-même deux ou trois fois, les élastiques pendouillant et tressaillant le long de son corps. Elle monta sur le comptoir en s’allongeant. Une jambe en l’air, elle commença à enfiler un bas. Une fois le bas presque enfilé, elle fit un signe à Harcourt. Elle semblait en pincer pour lui, qui je dois l’admettre, pouvait m’en remontrer au niveau charme. Elle lui fit comprendre par un geste qu’il fallait qu’il fixe le bas aux jarretelles. Il parut un peu surpris de cette demande, mais il s’exécuta, non sans avoir interrogé sa femme du regard. Cette dernière dut lui signifier d’un clin d’œil qu’elle n’y voyait pas de problèmes. Je ne sais pas vraiment ce qu’il pensa à ce moment-là, mais je crois qu’il avait une sérieuse envie de se la farcir, il interpréta sûrement cela comme une invitation.
Un sourire éclaira le visage de Marly, il s’imaginait sans doute à la place de Harcourt.
– Toujours dans ces cas, j’aime bien en plus de mon propre cinéma, regarder un peu comment les autres voient leur film. Huguette n’avait pas le moindre signe de mécontentement, elle avait l’air de trouver cela presque naturel, peut-être que ce n’était pas une première pour elle. Selon les opportunités, il se pourrait bien que quelquefois les heures de fermeture, c’était juste pour la clientèle de passage. La femme d’Harcourt devait penser plus technique. Elle s’aperçut que je la regardais. Alors, elle souleva sa robe saisit une de ses jarretelles et me fit une démonstration, sans prononcer un mot, mais avec une mimique expressive de ce qui lui semblait être la bonne manière. Je compris qu’elle considérait son mari comme un vulgaire débutant dans l’art d’attacher un bas.
Marly interrompit le récit :
– Je crois qu’Isabelle en aurait fait de même, elle considère que c’est un art avec ses règles.
– C’est vrai, répondit-elle. Il n’y a pas de plus grand désagrément que celui de perdre un bas dans la rue ou de l’éreinter en l’enfilant. Ce n’est pas bien compliqué, il faut juste respecter quelques trucs à la portée de toutes.
Ce fut Seiler qui se mêla à la conversation.
– Je croyais que le collant avait supplanté les bas, on ne voit plus que cela sur les publicités. Même mon amie ne jure que par cela.
– Monsieur Georges, sourit Isabelle en le regardant, c’est en partie vrai. Toutes n’ont pas succombé au charme illusoire du collant. Pour ma part, je ne porte que des bas, été comme hiver. Je connais tout son potentiel de séduction. N’avez-vous jamais été tenté de voir votre amie en porter ?
– Je dois avouer que oui. Je ne lui en ai jamais parlé, c’est juste un désir qui je peux mettre sur le compte des vœux pieux.
– Vous devriez lui en parler, je suis sûr que votre pouvoir de persuasion est grand.
– C’est promis, je lui en parlerai. Je lui dirai que ce soir, en venant ici, j’ai rencontré une dame qui portait encore de bas.
Isabelle rigola.
– Pour que vous ne lui racontiez pas de mensonges, regardez…
Isabelle souleva un bout de sa jupe, juste assez pour que Seiler puisse voir le haut du bas et les jarretelles qui le tenaient.
Bien sûr, Léo tendit le cou pour mieux voir. Il ne se lassait pas de ce spectacle. Il avait vu cela des centaines de fois. A chaque nouvelle vision, il était comme un enfant qui découvre un jouet pour la première fois. Il était d’autant plus émerveillé, qu’Isabelle lui glissa un clin d’œil complice.
– Je vous remercie, c’est tout ce trouva Seiler comme réponse. Mais je vais m’attirer des ennuis, si je raconte qu’une dame m’a montré ses jarretelles.
– Tu l’amèneras ici, on lui expliquera, rigola Léo.
– Vous lui direz que si elle ne veut plus courir de risques, elle faut qu’elle en porte elle-même, argumenta Isabelle.
– C’est une excellente idée, conclut Seiler. Mais continue Léo…
A suivre
– Nous étions donc dans la boutique, la plus saoule avait commencé un striptease plutôt torride, elle était carrément à poil, avec la ferme intention de ne pas se rhabiller tout de suite, mais de nous faire une petite démonstration sur l’art d’enfiler un soutien-gorge un porte-jarretelles, des bas. Comme je l’ai souligné avant, elle avait choisi un ensemble bleu turquoise du plus bel effet. D’un regard, j’avais couvert les éventuelles suites financières envers Huguette, qui n’en doutait point. Malgré son état avancé, la petite semblait plutôt douée dans l’art de l’effeuillage. On aurait même pu se demander si ce n’était pas une professionnelle en vacances qui désirait maintenir la forme. Intimement, nous pouvions chacun penser que la démonstration tournerait court, mais elle semblait se dégriser au fur et à mesure qu’elle entreprenait son exhibition.
Seiler semblait déjà conquis par le récit de Léo. Il regardait fixement le conteur.
– Elle enfila le porte-jarretelles et le fixa sans hésiter, tourna sur elle-même deux ou trois fois, les élastiques pendouillant et tressaillant le long de son corps. Elle monta sur le comptoir en s’allongeant. Une jambe en l’air, elle commença à enfiler un bas. Une fois le bas presque enfilé, elle fit un signe à Harcourt. Elle semblait en pincer pour lui, qui je dois l’admettre, pouvait m’en remontrer au niveau charme. Elle lui fit comprendre par un geste qu’il fallait qu’il fixe le bas aux jarretelles. Il parut un peu surpris de cette demande, mais il s’exécuta, non sans avoir interrogé sa femme du regard. Cette dernière dut lui signifier d’un clin d’œil qu’elle n’y voyait pas de problèmes. Je ne sais pas vraiment ce qu’il pensa à ce moment-là, mais je crois qu’il avait une sérieuse envie de se la farcir, il interpréta sûrement cela comme une invitation.
Un sourire éclaira le visage de Marly, il s’imaginait sans doute à la place de Harcourt.
– Toujours dans ces cas, j’aime bien en plus de mon propre cinéma, regarder un peu comment les autres voient leur film. Huguette n’avait pas le moindre signe de mécontentement, elle avait l’air de trouver cela presque naturel, peut-être que ce n’était pas une première pour elle. Selon les opportunités, il se pourrait bien que quelquefois les heures de fermeture, c’était juste pour la clientèle de passage. La femme d’Harcourt devait penser plus technique. Elle s’aperçut que je la regardais. Alors, elle souleva sa robe saisit une de ses jarretelles et me fit une démonstration, sans prononcer un mot, mais avec une mimique expressive de ce qui lui semblait être la bonne manière. Je compris qu’elle considérait son mari comme un vulgaire débutant dans l’art d’attacher un bas.
Marly interrompit le récit :
– Je crois qu’Isabelle en aurait fait de même, elle considère que c’est un art avec ses règles.
– C’est vrai, répondit-elle. Il n’y a pas de plus grand désagrément que celui de perdre un bas dans la rue ou de l’éreinter en l’enfilant. Ce n’est pas bien compliqué, il faut juste respecter quelques trucs à la portée de toutes.
Ce fut Seiler qui se mêla à la conversation.
– Je croyais que le collant avait supplanté les bas, on ne voit plus que cela sur les publicités. Même mon amie ne jure que par cela.
– Monsieur Georges, sourit Isabelle en le regardant, c’est en partie vrai. Toutes n’ont pas succombé au charme illusoire du collant. Pour ma part, je ne porte que des bas, été comme hiver. Je connais tout son potentiel de séduction. N’avez-vous jamais été tenté de voir votre amie en porter ?
– Je dois avouer que oui. Je ne lui en ai jamais parlé, c’est juste un désir qui je peux mettre sur le compte des vœux pieux.
– Vous devriez lui en parler, je suis sûr que votre pouvoir de persuasion est grand.
– C’est promis, je lui en parlerai. Je lui dirai que ce soir, en venant ici, j’ai rencontré une dame qui portait encore des bas.
Isabelle rigola.
– Pour que vous ne lui racontiez pas de mensonges, regardez…
Isabelle souleva un bout de sa jupe, juste assez pour que Seiler puisse voir le haut du bas et les jarretelles qui le tenaient.
Bien sûr, Léo tendit le cou pour mieux voir. Il ne se lassait pas de ce spectacle. Il avait vu cela des centaines de fois. A chaque nouvelle vision, il était comme un enfant qui découvre un jouet pour la première fois. Il était d’autant plus émerveillé, qu’Isabelle lui glissa un clin d’œil complice.
– Je vous remercie, c’est tout ce trouva Seiler comme réponse. Mais je vais m’attirer des ennuis, si je raconte qu’une dame m’a montré ses jarretelles.
– Tu l’amèneras ici, on lui expliquera, rigola Léo.
– Vous lui direz que si elle ne veut plus courir de risques, elle faut qu’elle en porte elle-même, argumenta Isabelle.
– C’est une excellente idée, conclut Seiler. Mais continue Léo…
– Je n’ai pas souvent eu l’occasion de participer à ce que l’on appelle des partouses, à vrai dire cette notion m’est complètement étrangère. Je ne l’ai jamais recherché, ni en pensées, ni en pratique. Je suis sans doute un pilier de la veille école, j’ai du mal à partager la femme qui occupe ma libido du moment. Dans notre fameuse boutique, je sentais un peu venir les choses, l’autre qui attachait les jarretelles de madame comme d’autres mettent des boules au sapin pour Noël, sa dame qui regardait, l’œil critique, son mari exécuter sa mission. L’autre Anglaise qui n’en perdait pas une bribe. Au cours de la journée, j’avais jeté mon dévolu sur Huguette et je pensais bien finir la soirée avec elle, elle me l’avait clairement laissé entendre.
Léo illumina sa face d’un sourire que l’on pouvait qualifier de coquin.
– Mais, voilà, avec les femmes rien n’est certain. Pendant que Harcourt tripotait les jarretelles de la miss, son amie vint soudain, je dirais, en renfort. La cavalerie en jupons arrivait en avance et se jetait dans la bataille. En fait, si elle se mit à côté d’Harcourt, sa main ne se promena pas sur les bas de sa copine, mais s’intéressa de plus près à ce qu’il y avait dans son pantalon. J’imagine que ce dernier devait être en forme et qu’elle n’avait pas besoin d’un missile à tête chercheuse pour le trouver. Je ne sais pas s’il jouait au con, mais cela ne sembla pas le perturber plus que ça, il continuait son travail à l’établi.
Marly sourit à l’expression de Léo. Il imaginait un bijoutier en train de tailler un diamant qui se trouverait sur le bouton de jarretelle de la dame.
– Un instant, j’ai eu peur de la réaction de sa femme. Elle allait peut-être ruer dans les brancards. Mais non, elle resta impassible sur le moment. Je me doutais bien que la famille Harcourt avait une certaine habitude de ce genre d’expérience, cela me confortait dans mes idées. Le jeu prenait des allures qui convenaient au deux. Moi, dans tout ça, je faisais tapisserie, bien que le spectacle me passionne énormément. J’ai regardé Huguette avec un soupir dans les yeux, c’est du moins comme cela qu’ils devaient s’exprimer. Elle comprit tout de suite ce que je voulais dire, elle vint vers moi et me roula une pelle, manière de me faire comprendre qu’elle me réservait quelques délices. Elle attrapa mes mains et les plaqua sur ses jambes, là où se trouvaient les jarretelles sous sa robe. Manifestement, elle comprenait tout l’intérêt que je portais à ces petites choses.
Seiler fit un signe de tête en regardant le paquet de cigarettes de Léo. Ce dernier comprit qu’il voulait en allumer une et lui fit signe de se servir. Léo continua :
– Je dirais que les règles du jeu prenaient forme, mais il restait encore deux personnes qui n’avaient pas trouvé de rôle, la femme à Harcourt et l’autre Anglaise qui était toujours en bas et porte-jarretelles. J’avais tort de me faire du souci, la miss Harcourt leva sa jupe et commença à se caresser le sexe tout en souriant à l’Anglaise. Elle prit cela comme une invitation et, si je puis dire, vint lui donner un coup de main. Coup de main qui ne resta pas sans réponse. Ainsi ces dames glorifièrent Lesbos à leur manière. Nous avons laissé tout ce petit monde et avons filé avec Huguette dans l’arrière-boutique, un coin visiblement plus tranquille.
Léo marqua un temps d’arrêt. Isabelle en profita pour se manifester.
– Je n’ai jamais été attirée par les femmes, mais je dois admettre que les voir en action pourrait me plaire. Si j’avais été là, je crois que je me serais assise dans un coin, d’une part pour juger et apprécier la vue des dessous de ces dames, dans un but purement consultatif, en connaisseuse quoi. D’autre part, je ne me serais pas désintéressée du spectacle de ces deux dames ensemble.
– Je suis aussi un peu comme toi, approuva Marly. Il y a un côté sexy à voir deux lesbiennes en action. Mais je crois que je me transpose dans l’une d’elles, je reste une moitié à laquelle s’intéresse une femme, donc je change juste de corps, mais pas d’esprit.
– Oui je vois ce que tu veux dire, argumenta Léo. Je serai un peu identique dans la démarche. Mais ce soir-là, je m’en foutais royalement, j’avais ce que je voulais, Huguette !
– Et comment cela a fini ? questionna Isabelle.
– J’ai fait mes petites affaires avec Huguette. Elle a commencé par me faire son striptease. J’ai découvert les seuls dessous que je n’avais pas vus de la soirée. Elle avait mis un ensemble magnifique, autre que celui qu’elle avait dans le train. Un ensemble d’un rose éclatant. Si le rose était assez courant dans la lingerie de l’époque, il était plus rarement employé pour les articles de luxe. Je souviens que ses bas crissaient quand elle frottait ses jambes, pour moi c’était mieux qu’un opéra. Ce fut un beau moment. Quand nous sommes sortis de notre petite niche, c’était presque le petit matin. Les autres somnolaient ou s’étaient carrément assoupis. Sans trop m’en occuper, je suis rentré à mon hôtel. Je n’ai jamais revu aucun des acteurs, sauf Huguette. Je l’ai revue plus tard dans la journée, elle a passé encore une nuit avec moi, à mon hôtel cette fois-ci. Je ne sais absolument pas ce qu’elle est devenue, peut-être a-t-elle encore son magasin, je n’en sais fichtre rien. La seule chose que je regrette, c’est que je n’avais pas mon appareil de photo, ah j’en aurais de belles photos. Un vrai reportage sur le vif !
– Merci Léo, fit Marly. Je propose que cette fois-ci nous allions nous coucher, il est tard.
– Tu as raison, on attend la suite de nos investigations. J’ai l’impression que ça va péter d’ici peu. Bonne nuit à tous !
Les jours suivants virent une bousculade de la routine habituelle. Léo affichait son calme habituel, rien ne laissait transpercer le bouillonnement qui tenaillait son esprit. Pour quelques temps, il avait décidé que Marie-Thérèse assurerait le service à sa place. Il lui fallait le champ libre, il était devenu un peu comme un général dans son état-major, échafaudant des plans de bataille, face à un ennemi dont il ne connaissait pas encore le nombre et la tactique. Chaque jour était jour de briefing. Marly et Isabelle étaient de la partie. Même Seiler était venu s’ajouter à l’équipe comme membre à part entière.
Comme promis, il avait raconté aux flics son histoire de train et sa probable rencontre avec Singer. Tous les faits concordaient, sa ressemblance avec le type qui dirigeait l’orchestre sur la photo prise au cours de la fête chez le père d’Isabelle, le fait qu’il était musicien. Il avait bien insisté dans son témoignage, pour lui c’était la même personne. Il fallait chercher du côté de l’Espagne, c’est là qu’il situait le personnage.
Les flics avaient eu l’air intéressé, ils avaient promis de concentrer les recherches de ce côté-là. Mais il fallait mettre en branle la police espagnole, ce qui pouvait demander quelques démarches qui pouvaient demander du temps. La collaboration était possible, mais fastidieuse, vu qu’à priori c’était surtout l’intérêt de la France. L’Espagne n’avait probablement rien à lui reprocher, simple supposition, les faits prouvaient qu’il pouvait se déplacer librement.
Seiler ne leur avait pourtant pas tout dit. Il avait pris l’initiative de se renseigner à la mairie qui avait accueilli l’étape du Tour, pour savoir comment l’orchestre Gersin avait été choisi pour animer le bal. D’après l’employée, qui avait participé à l’organisation de la manifestation, c’était l’équipe organisatrice du Tour qui l’avait elle-même choisi. La mairie n’était intervenue en aucun cas dans ce choix. Elle s’était seulement occupée d’organiser le lieu du concert et l’intendance. Elle put quand même donner le nom d’une personne qui avait suivi la chose de près, un certain Guérin. Elle lui avait donné son téléphone, mais il n’avait pas encore réussi à le joindre. Malgré tout, c’était aussi une piste possible pour en savoir plus.
Marly, de son côté, n’était pas resté dans son coin. Il avait relancé son ami Perez, le militant communiste. Il était certain du résultat, fort de tous les contacts que ces gens pouvaient avoir, introduits qu’ils étaient dans bien de milieux. Il prédisait même que les renseignements arriveraient bien avant ceux de la police.
On guettait les nouvelles, qui pour l’instant semblaient ne pas se presser d’arriver. Mais cela semblait parfois secondaire, il y avait toujours Léo qui régalait son auditoire. Un observateur extérieur les aurait traités de passionnés de la gaudriole. Cigarette après cigarette, Léo y allait avec ses histoires de bas nylons. Il semblait en avoir tellement dans sa collection que pour finir, l’auditoire se demandait s’il ne les inventait pas. Mais le rusé Léo avait des preuves indiscutables, son album photo. En quelque sorte, il présentait le modèle impliqué dans l’histoire, souvent en introduction du récit. Marly et Seiler se régalaient, à l’instar de Léo ils avaient le même gout prononcé pour le nylon, sous-entendu qu’il devait obligatoirement parader sur la jambe d’une dame. Pour eux, un bas sans jambe, c’était un peu comme si on aurait démonté la Tour Eiffel pour la réduire en bouts de ferraille.
Isabelle n’était pas en reste, mais elle s’intéressait plus à la psychologie des conquêtes de Léo. Elle pensait intérieurement que dans tel ou tel cas, elle aurait fait autrement, allant même jusqu’à traiter certaines de garces. Elle s’amusait aussi de penser que Léo était parfois un jouet dans les mains de telle ou telle. Elle savait bien qu’il s’en foutait complètement, un bas, une jarretelle, suffisaient à son bonheur. En fine mouche, elle avait quand même senti un trait de sa personne. De ses conquêtes faciles, celles d’un soir, il n’en avait gardé que des histoires à raconter. Mais celles qui avaient compté un peu plus, ou même beaucoup, il pouvait en garder des cicatrices profondes. La secrétaire du ministre, la belle Léa, il l’avait un peu dans le nez. Elle était partie vers d’autres horizons sans trop lui demander son avis, la cicatrice était bien là. Et que dire de Lucienne, pour qui il remuait ciel et terre en ce moment ?
L’intuition féminine, Isabelle en avait à revendre, cela lui donnait une raison de plus pour épouser la cause de Léo. C’était aussi un peu son combat, un désir de vengeance l’avait envahie. Pour une moitié à Léo, qu’elle trouvait honorable dans sa démarche. Pour Lucienne qu’elle sentait en victime de gens peu scrupuleux, une mort pour pas grand-chose. Il lui fallait les histoires de Léo pour la détourner de ses pensées. Justement, il en avait une qu’il avait annoncée pétillante comme la secrétaire qui en fut la protagoniste. Il ne manquait plus que les roulements de tambour en introduction…
Léo avait lancé l’histoire suivant, où il était question d’une secrétaire. Il commença par présenter le sujet, tel que sa perception lui en amenait les mots à la bouche.
– Masculin ou féminin, ce métier recouvre bien des facettes. Pour les hommes, à moins qu’ils aient des mœurs particulières, c’est la version féminine qui a la cote. On la choisit pour son efficacité ou pour son physique, le summum consiste à ce qu’elle soit au top niveau dans les deux versions. Le patron, ce grand coquin, a toujours un œil sur son travail, du moins le prétend-t-il. Plus certain, il plonge dans le décolleté de sa chère employée, quand il prend prétexte pour avoir une vue générale sur le texte qu’il a dicté. Il a le choix, soit son bureau en situé derrière le sien, alors il peut se permettre une vision approfondie sur ses jambes, sa silhouette, sans que celle-ci ne s’en aperçoive. Les constatations sont usuelles et principalement mentales, genre j’aime mieux quand elle met des bas plus sombres, éventuellement il constatera qu’un bas a filé. Dans ce cas, l’air de rien, il lui en fera la remarque.
– Dans mon cas, je mettrais son bureau en face du mien, argumenta Marly.
– Oui, oui, tu espères qu’elle fasse le grand écart pour voir la lisière de ses bas et la couleur de sa culotte. Eventuellement la couleur d’une jarretelle si elle croise les jambes. Tu es pire que moi !
– Tu parles, je suis un amateur à côté de toi.
– Je pense qu’il a un peu raison, se marra Isabelle.
– Si vous êtes les deux contre moi, je ne raconte pas mon histoire, rétorqua Léo, en faisant un clin d’œil à Isabelle.
– Tu serais plus puni que nous, espèce de bavard en nylon. Au fait cette secrétaire, c’était la tienne ?
– Je n’ai jamais eu de secrétaire, sinon ce personnage que me filait mon organisateur de tournées. C’était surtout un copain et mon homme de peine. C’est lui qui faisait les démarches pour que tout se déroule de manière parfaite. J’avais plus souvent que lui un crayon à la main, rapport aux autographes que je devais signer.
– Je te vois venir, c’était à nouveau une de tes admiratrices ?
– En fait, l’histoire a commencé tout bêtement. J’étais dans ma maison de disques, on avait terminé un enregistrement et je devais partir en tournée. Il me fallit être le surlendemain à Orléans pour le premier concert. C’est alors que la secrétaire de la boîte m’appela à la réception. C’était Yolande, elle s’occupait essentiellement d’accueillir et de guider les visiteurs. Il m’informa qu’il y avait un problème de dernière minute. Mon fameux copain et accompagnateur avait chopé une sérieuse indisposition intestinale. Pas question qu’il conduise assis sur un pot de chambre. Bien sûr cela posait un problème, je n’avais pas de permis de conduire à cette époque. J’aurais éventuellement pu me déplacer en train, mais j’avais trois dates dans l’immédiat et cela compliquait les déplacements. Il fallait trouver un chauffeur.
Léo se mit à sourire en repensant à la scène. Pour l’instant, lui seul savait comment il fut trouvé.
– Je peux vous dépanner. C’est par ces mots que la réceptionniste entra dans le jeu. Ayant quelques jours de vacances et un permis de conduire, elle m’offrit ses services. Honnêtement l’idée m’emballa immédiatement. Cela me changerait de mon chauffeur habituel, je dois dire que passer quelques jours en sa compagnie me paraissait nettement plus agréable qu’un séjour en prison. Elle était en plus plutôt bien roulée. Ce que je ne connaissais pas, c’est le fond de sa pensée. Elle faisait peut être cela simplement pour rendre service et voyager un peu. Elle pouvait aussi sauter sur l’occasion et m’avoir en exclusivité pendant quelques temps.
– Léo, je ne pense pas que c’était pour te rendre service, elle avait plutôt envie de toi.
– Merci Marly de le souligner, car c’était aussi un peu ma première idée, mais il y a aussi des femmes qui sont simplement serviables. Au niveau organisation, cela ne présentait pas de problèmes. Les chambres étaient réservées, je le lui ai souligné, elle s’est mise à rire. Pour la voiture, nous prenions simplement la voiture à ma disposition. La seule différence, je m’occupais de la partie financière en lieu et place de mon compagnon habituel. Il y a toujours un plein d’essence et une tournée de cafés à payer.
– Et le champagne, souligna Marly.
– Ca c’était encore une incertitude de savoir si nous allions le boire ensemble. Mais bon, rendez-vous fut pris le lendemain en début d’après-midi, on se retrouvait aux studios où la voiture était parquée. Et vogue la galère, les jambes en nylon, l’appareil de photo en bandoulière !
L’auditoire était suspendu aux lèvres de Léo, Dieu seul, et lui, savaient ce que Léo avait fagoté ce jour-là. En sa présence, tout était possible en matière de femmes qui portent des bas nylons. Ils savaient qu’ils n’allaient pas tarder à connaître le fin mot de l’histoire. En bon tacticien, Léo aimait bien faire patienter son auditoire. C’était une résurgence de son ancienne vie de vedette, les shows ne commençaient que rarement à l’heure pile. Chez certaines stars, cela frôle le mépris du public, mais un léger décalage était de bon ton pour faire monter l’impatience dans la salle. Les plus fins tacticiens savent trouver le juste milieu, la limite à ne pas dépasser. Les œillades furtives en soulevant un coin du rideau de la scène, les ondes perceptibles par eux seuls, sont autant de points qui méritent toute l’attention. Tout cela, Léo se le rappelait, le pratiquait en maître. Maintenant, le plus souvent sans vraiment s’en rendre compte, quand on attendait quelque chose de lui, il le pratiquait encore. C’était la cigarette à allumer, le regard qui scrutait ses auditeurs. Tout cela n’avait pas grande importance, il n’était plus qu’un bistrotier de quartier, mais la magie opérait toujours présente quand il était question de ses talents de conteur.
– Le fameux jour, nous nous sommes retrouvés pour le départ de notre voyage. Rien ne pressait, nous avions largement le temps. Au pire, nous devions être à Orléans dans la soirée. Le concert était prévu pour le lendemain, mais je devais retrouver les musiciens locaux qui me serviraient d’accompagnateurs, ils me suivraient pour les reste de la tournée. Nous avions rendez-vous le lendemain en début d’après-midi pour mettre les détails au point. Avant toute chose, j’ai décidé d’aller boire un café avec Yolande, histoire de faire un peu sa connaissance. Quand j’y repense, c’était vraiment une nana canon. Elle avait un charme fou. La brune dans toute sa splendeur. Des petits yeux malins, un sourire presque perpétuel. Vous vous en doutez, ses jambes m’intéressaient au plus haut point. De ce côté-là, dix sur dix ! Elle ne m’avait pas fait l’injure de venir en pantalons. Elle portait une robe plutôt ample, mais ce qui dépassait en dessous, me permettait d’admirer la couture de ses bas dans les tons chaire foncé. Pendant notre discussion, quand elle remuait les jambes, j’entendais le crissement de ses bas. C’était pour moi comme un chant céleste.
– Je suis d’accord, interrompit Marly. C’est le genre de concert auquel j’aime bien assister.
– De même pour moi, renchérit Seiler, c’est mieux que les Beatles !
– Les Beatles, saviez qu’il existe des bas à leur effigie? ajouta Marlène.*
– Dans ce cas, je veux bien faire la connaissance de quelques folles de ces quatre chevelus, sourit Seiler.
– Tu sais, compléta Léo, les modes changent vite. Je crois que cela semble déjà ringard pour pas mal d’entre eux maintenant. Ils veulent des gens qui cassent leurs guitares et qui fument des calumets. Si on avait fait cela à mon époque, on m’aurait interdit de concert partout et probablement je serais présentement dans un asile. Enfin, pour moi c’est du vent même s’il est dans le vent, comme y disent.
Marly se fendit la pipe
– Je crois que ce qui te gêne surtout, c’est que les filles d’aujourd’hui portent des collants !
– Je ne crois quand même pas que j’aurais chanté du rock and roll pour qu’elles portent des bas.
– Pourtant, Leo le rockeur de nylon, ça sonne bien !
– Va te faire voir, j’aime autant les collants que le rock. Yolande, pendant que nous buvions noter café, m’avait avoué un penchant pour cette musique. Elle avait séjourné en Angleterre où toute la jeunesse semblait s’y mettre. Chez nous, on était encore à écouter André Claveau ou éventuellement moi, loin des musiques bruyantes. Pour finir, nous sommes partis sur les routes dans notre belle voiture.
Léo alluma sa énième cigarette, marquant un temps de pause pour permettre à la bagnole d’atteindre sa vitesse de croisière.
– Je n’ai jamais eu trop confiance dans la manière de conduire des femmes, mais j’ai tout de suite été rassuré, elle conduisait comme un chef. Elle avait bien évidemment enlevé ses talons pour conduire. Je voyais son vernis à ongles à travers la transparence de ses bas. Je suivais le manège de ses pieds appuyant sur les pédales selon les besoins. J’étais fasciné par la couture des bas je suivais jusqu’à leur disparition sous la robe. Attentive au trafic, elle ne disait pas grand-chose. Je n’avais pas besoin de paroles, noyé dans le spectacle de ses jambes, de ses bas brillants, des petits crissements qui accompagnaient de leur douce musique ce voyage aux confins du paradis. Je revois ces scènes enveloppées dans un brouillard tiède qui m’envahit encore aujourd’hui. Un événement inattendu me tira de mes songes.
* authentique
– Alors que nous étions en pleine campagne, nous sommes tombés sur un barrage de flics. En apparence, c’était le grand déballage des forces de police. Une à une les bagnoles étaient contrôlés. D’après ce que nous avons pu savoir, ils recherchaient un mec plutôt dangereux qui s’était évadé. Ils ne se contentaient pas d’observer les passagers, mais ils demandaient d’ouvrir le coffre. Je crois que Yolande avait une certaine aversion pour ces personnages. Je ne sais pas ce qu’ils lui avaient fait, mais elle décida de se foutre un peu leur gueule quand elle apprit la cause du contrôle. Il fallut ouvrir le coffre pour monter que le bonhomme ne s’y cachait pas. C’est là qu’elle fit sa petite démonstration.
Léo, s’arrêta un moment pour juger de son effet sur son petit auditoire. En souriant, il glissa une clope dans son bec, tout en essayant de faire démarrer son briquet qui semblait friser la panne sèche. Ce fut Seiler qui vint à son secours en lui tendant sa boîte d’allumettes. Il en craqua une et poursuivit.
– Une fois le coffre ouvert, quand les deux flics qui s’occupaient de nous eurent constaté qu’il ne cachait personne, avant de retourner s’assoir dans la voiture, elle réajusta sa jarretelle aussi peu discrètement que possible. Ils ne perdirent rien du spectacle, c’est tout juste s’ils n’ouvrirent pas la porte en se mettant au garde à vous. Une fois assise, tout en maintenant sa robe plutôt relevée, elle y alla de sa petite histoire, sortie tout droit de son imagination. Elle raconta qu’elle s’était arrêté pour faire un petit pipi dans un bois quelques kilomètres avant. En cherchant un coin tranquille, elle avait vu un homme qui s’était enfui à son approche. Elle souligna que cela n’avait sans doute aucun rapport, mais elle se devait de le dire.
– Vous vous étiez quand même arrêtés ? demanda Marly
– Il est vrai que nous nous étions arrêtés un peu avant, justement près d’un bois. Elle a simplement fumé une cigarette. Elle savait que la fumée me dérangeait. Eh oui, je ne fumais pas en ce temps-là. Les flics ont transmis l’information, l’ont remerciée, et nous avons pu partir la conscience du devoir bien rempli. Quant à moi, ils ne m’ont pas posé la moindre question, sans doute pas reconnu en tant que vedette et encore moins en prisonnier évadé. Ils avaient assez à faire pour se rincer l’œil.
– J’ai aussi fait le coup, plus ou moins involontairement à un gendarme, ironisa Isabelle. Mon père tenait à ce que je passe mon permis de conduire, cela pouvait l’arranger dans ses déplacements et ma mère ne conduisait pas. Je l’ai donc passé, et mon père m’a offert une voiture pour mes vingt ans. Un coup, j’ai grillé un feu rouge sans trop m’en rendre compte. Coup de sifflet, le flic s’est pointé au milieu de la route en levant le bras. Nous avons commencé une charmante conversation :
– Et le feu rouge ?
– Un feu rouge, désolé je ne l’ai pas vu, vous êtes sûr qu’il était rouge ?
– Aussi rouge que la…
– Il s’est arrêté, mais j’ai tout de suite compris qu’il faisait allusion à ma culotte qu’il avait entrevue. Il est vrai que j’avais une jupe plutôt courte, qui de plus s’était passablement relevée en conduisant. Je portais évidemment des bas, il ne pouvait pas manquer de voir la lisière. J’ai joué au culot en disant qu’elle était rouge pour être assortie à mon porte-jarretelles.
– Il devait avoir le képi qui fumait le mec, rigola Seiler.
– Je pense que oui, il prenait son jeton, mais en attendant il ne parlait pas de mettre une contredanse.
– Je parie qu’il ne l’a pas mise, ajouta Léo
– En effet, après m’avoir demandé ou j’allais, je lui ai répondu que j’allais à la caserne apporter des dossiers à mon père, en précisant qu’il était général sans lui en dire plus. Il m’a laissé filer sans autre.
– Oui un porte-jarretelles, un culotte, présentés pas la fille d’un général, c’est un excellent truc pour faire sauter les contraventions. Malheureusement moi, pauvre Seiler, je n’ai pas autant d’atouts à faire valoir.
– Vous voyez Georges, ajouta Isabelle, c’est une raison de plus pour que votre amie porte des bas. En cas de coup dur, elle vous sauvera la mise si elle est assise à côté de vous.
– Mais j’y pense, j’y pense !
– Dites-donc, interrompit Léo, je vous propose de casser une croûte, car il commence à faire faim, pas vous ?
Ils se concertèrent et durent admettre que Léo avait raison. Ce dernier sourit d’un air entendu :
– J’y avais pensé ce matin, j’ai pensé à vous, je vous ai préparé une gibelotte de lapin aux champignons, avec un coup de rouge, ça vous convient?
– Cela fera un changement, cela fait une heure que l’on ne parle que de poulets. Et puis Georges va se régaler, il ne connaît pas la cuisine à Léo.
– Ah, s’il cuisine comme il raconte ses histoires de bas, c’est sûr que je vais me régaler.
– Je vais demander à Marie-Thérèse de préparer la table. En attendant, je vais continuer mon histoire.
Ils passèrent à table. Marie-Thérèse apporta une marmite dans laquelle fumait la fameuse gibelotte. L’odeur qui s’en dégageait ne donna envie à personne de fuir la table. Il est vrai que Léo était un fameux cuisinier. Sa cuisine n’était jamais très compliquée, mais il avait ce petit rien qui rendait un plat quelconque succulent. Il tirait le meilleur de chaque chose. Il est vrai que ses parents avaient tenu un restaurant renommé pendant des années. Sa curiosité l’avait poussé à regarder comment sa mère apprêtait n’importe quel plat. Tel un espion qui observe tout, il avait assimilé l’art de cuire, d’assaisonner, d’assortir les mets. Pour ce soir, il avait décidé que des pommes de terre feraient un excellent accompagnement, mouillées par la sauce du lapin. On versa le vin, un petit vin qui avait tout du grand cru, que Léo faisait venir directement d’un négociant des bords de la Loire.
Les invités se servirent à même la marmite, de quoi supprimer les chichis du service. Après tout, on était entre amis.
La première à donner son avis fut Isabelle.
– Ah c’est fameux, il y a longtemps que je n’avais mangé du lapin aussi merveilleux !
– Cela me fait très plaisir, répondit Léo. J’y ai mis toute ma science pour le préparer. Je trouve que le lapin mérite d’être cuit très longtemps, c’est une viande qui doit mijoter.
– Il est vrai que c’est une viande au goût particulier, ajouta Marly. Elle a une petite amertume qui en fait une viande à part, mais ton travail mérite des éloges. Dire que je me régale ne va pas m’envoyer au purgatoire, au pire pour la gourmandise, pas pour avoir menti.
– Je n’attache qu’une importance secondaire à la nourriture, confessa Seiler. Mais je risque de venir prendre pension dans ton bistrot, si c’est toujours comme ça que tu traites tes clients.
– Je crois qu’ils ne se plaignent pas, ils aiment bien la cuisine à Léo, je crois pouvoir le dire en leur nom.
Pendant quelques minutes, le silence régna en maître autour de la table. Ventre affamé n’a pas d’oreilles, dit le dicton. A ce moment-là, on aurait aussi pu dire qu’il n’avait pas de bouche. Ce fut Léo qui rompit le silence.
– Je vais vous narrer la suite de mon fameux voyage vers Orléans, si le cœur vous en dit.
A voir les sourires de l’assistance, il savait qu’il ne casserait les pieds de personne en continuant son récit.
– Nous étions repartis en direction d’Orléans. Le temps, qui était plutôt beau jusque-là, se mit à se gâter franchement. Le ciel devenait noir vers l’ouest, aucun doute il y allait avoir de l’orage. Un orage, ça vient et ça part. Mais celui-là avait décidé de faire autrement. Le vent se mit à souffler très fort, de nombreux éclairs sillonnaient le ciel et la grêle se mit à tomber.
– Quel joli décor pour une histoire, plaisanta Seiler.
– Nous étions en pleine campagne, il faisait presque nuit tellement le ciel était noir. Nous ne pouvions quasiment plus avancer car la grêle faisait un bruit d’enfer en rebondissant sur la carrosserie. Je dis à Yolande qu’il valait mieux s’arrêter lorsque j’ai repéré un chemin forestier qui s’enfonçait dans un bosquet au bord de la route. Nous aurions un semblant d’abri en attendant que ça se calme.
– Je vois le coup de la panne en quelque sorte, ironisa Marly.
– Que tu dis, en vérité la môme avait un peu la trouille. C’est vrai que ça pétait tout autour de nous et que la grêle résonnait sur la bagnole comme si on avait tapé sur mille tambours. Moi-même, je n’étais pas très rassuré, j’avais spécialement peur que le pare-brise ne rende l’âme.
Pour marquer un instant de suspense, Léo remplit les verres à nouveau. Décidément ce petit rouge faisait merveille, il mettait l’estomac tel des pieds dans la douceur des charentaises.
– Yolande me regarda d’un air à la fois effrayé et curieux. Je lui souris et en soupirant elle se blottit contre moi. A vrai dire, j’étais un peu emmerdé. Cela rompait un peu avec mes us et coutumes. J’avais l’habitude de ferrer le poisson après un concert et de les emmener à mon hôtel. Cela peut vous sembler bizarre, mais j’aime assez ce genre de folklore un peu désuet. Créer une ambiance romantique, boire un verre de champagne, ensuite conclure dans l’intimité d’une chambre avec parfois une douce musique en toile de fond. Là, dans cette voiture, avec le tintamarre de l’orage et de la grêle, je n’étais pas dans mon élément.
– Sacré Léo, tu en fais des manières. Avec Isabelle, nous avons fait une fois l’amour au milieu d’un champ de blé. Je reconnais qu’il faisait beau, mais quand même !
– Je sais, mais c’est comme ça. Tout séducteur que j’étais, je n’ai pour ainsi dire, jamais lutiné ailleurs qu’entre quatre murs. La vielle école, que veux-tu !
– Tu sais maintenant, dans les festivals de musique pop, c’est tout juste si la génération actuelle ne baise pas au vu et su de milliers de personnes. Je crois que j’aurais de la peine, moi aussi.
– Quand même, Yolande me poussa un peu au crime. Elle releva sa robe, comme on tend un verre à quelqu’un pour qu’il le boive. Elle me susurra à l’oreille :
– Tu vois, j’ai mis des bas et un porte-jarretelles malgré la chaleur, car je sais que tu aimes ça !
– Et comment l’as-tu su, nous n’en avons jamais parlé ?
– Une fois, j’ai reçu un appel téléphonique à la maison de disques. Une dame te cherchait. Je ne sais pas son nom, elle ne l’a pas dit. Il me semble qu’elle avait parlé d’un concert avec un ministre. Tu n’étais pas là, tu venais de partir mais je ne le savais pas. Cette dame m’a demandé de te dire que la dame aux bas nylons avait demandé après toi.
– Ah oui, je vois, il s’agit probablement de Léa, c’était la secrétaire d’un ministre justement.
– Comme elle avait insisté sur les bas nylons, j’ai imaginé que cela devait te plaire. Je me trompe ?
– Nullement, j’adore ça !
– Et que penses-tu des miens ?
– Tout à l’heure pendant le contrôle de flics, j’ai aperçu tes bas et tes jarretelles, cela m’a mis de bonne humeur.
Léo s’arrêta un instant. Il se demanda s’il devait raconter la suite de son histoire intégralement, ou introduire une petite censure.
Il décida que son auditoire était assez grand pour qu’il connaisse la suite dans son intégralité. Il se doutait bien, depuis le temps qu’il écoutait ses histoires, que cela ne s’arrêtait pas au simple fait d’admirer des jambes parées de bas. Au pire, il n’y avait pas de quoi faire trembler la maison, mais autant il pouvait être prolixe pour tous ce qui concernait directement le bas nylon et ce qu’il pouvait en apercevoir selon les circonstances, autant ce qui touchait son intimité constituait son jardin secret.
La tablée était repue, les assiettes vides mais les ventres pleins. Inutile de proposer encore une ration, elle aurait été de trop, la gourmandise a ses limites. Seiler et Léo allumèrent des cigarettes, complément indispensable à tout bon repas chez les fumeurs. Léo pouvait repartir dans ses souvenirs.
– Après lui avoir dit que voir ses bas et ses jarretelles m’avaient mis de bonne humeur, Yolande enleva carrément sa robe. Ainsi, j’avais un panorama qu’un touriste amateur d’un joli point de vue n’aurait pas renié. Je ne pus m’empêcher de partir à la découverte tactile du nylon sur ses jambes. J’ai toujours été friand de cette sensation. Je sais, et vous aussi messieurs, que le toucher du nylon est différent d’un bas à l’autre. Je n’ai pas vraiment un mot qui convient pour dire quelle sensation je préfère, il y en a qui me plaisent plus que d’autres. C’est un peu comme toucher une étoffe, la douceur d’une soie ou celle d’un simple chiffon, la soie est incontestablement plus agréable. Eh bien, pour les bas, j’éprouve les mêmes différences.
Isabelle leva le doigt comme une écolière pour demander la parole. Léo lui sourit en pensant qu’elle avait quelque chose intéressant à dire et fit signe de parler.
– Si vous voulez un avis féminin, et même si vous ne voulez pas, je le donne quand même. Je dirais que vu de l’intérieur, si je puis employer l’impression, je constate un peu les mêmes choses. Il y a des bas que je préfère à d’autres. J’en ai essayé bien des sortes, mais je préfère nettement ceux fabriqués dans les années 50 ou avant, contrairement aux bas fabriqués aujourd’hui, ceux que l’on nomme bas mousse. Ils sont plus extensibles, mais quand on croise les jambes, ils glissent peu, même s’accrochent. Les anciens glissent et souvent crissent, musique qui je crois plait bien aux hommes.
– Ca, interrompit Léo, pour moi c’est la plus belle des chansons, c’est du Mozart, ni plus, ni moins !
– Je n’ai jamais envisagé de porter des bas musicaux, mais Marly m’en a fait plusieurs fois la remarque, ça l’excite un peu, pour ne pas dire beaucoup.
– Je dois dire qu’elle ne me trahit pas en affirmant cela, c’est vrai je le lui ai dit plusieurs fois.
– Les bas de Yolande ne jouaient pas de musique particulière, avec le bruit de la grêle sur le capot il aurait été difficile d’en saisir la mélodie profonde. Si mes mains s’attardaient sur ses jambes, les siennes ne restaient pas inactives. Elle commença par déboutonner ma chemise et promener ses mains sur mon torse en appuyant le geste, puis mit sa tête contre ma poitrine. Je sentais son parfum qui m’arrivait en effluves diffuses. Je n’en connaissais pas le nom, jamais respiré auparavant, mais peu m’importait il était si enivrant.
L’évocation des souvenirs semblait mettre Léo sur un nuage, mais quand même avec une petite ombre de doute. En promenant son regard de l’un à l’autre, il cherchait à savoir si cela plaisait ou pas. Bizarrement, il avait toujours besoin d’être rassuré. Même si on lui aurait offert une fortune pour les raconter, et qu’au bout de trois heures personne ne dormait parmi l’auditoire, il aurait encore cherché cette certitude. Il est vrai qu’au temps de sa splendeur, sa voix suffisait à conquérir les foules, nul autre besoin de mots sans musique pour séduire. Devenu un anonyme, il se sentait comme un peintre de génie qui aurait perdu ses bras, il devait manier le pinceau avec la bouche. Il lui restait l’imagination créative, mais un palliatif pour la mettre en œuvre. Sa petite inspection silencieuse terminée, rassuré, il repartit sur son nuage.
– Comme je l’ai dit tout à l’heure, la situation était plaisante, un peu trop pour moi qui aimait ne pas trop sauter les étapes. Je crevais d’envie d’aller plus loin, j’étais excité comme un pou. Je ne sais pas comment ni pourquoi, une petite lumière s’alluma dans mon esprit. Tout cela me semblait trop beau, trop facile. Je pouvais ramasser des femmes à la pelle, elles ne demandaient que cela. Au départ, j’avais sincèrement envie d’ajouter Yolande au palmarès de mes conquêtes, mais là au milieu de nulle part, sous un orage d’enfer, un doute s’installa. Ce doute ne venait pas comme ça d’un coup, il y avait une raison. Yolande avait fini comme secrétaire dans ma maison de disques. Quand je dis fini, je dois préciser ce qui arriva avant le fini. Et ce n’est pas triste…
Oui, il y avait un passé avec Yolande, un passé qui datait d’avant leur rencontre. Elle avait essayé de briller dans le cinéma. Deux petits rôles, rien que deux petits rôles, le nom de Yolande Berlin, apparaissait au générique de fin alors que le dernier spectateur a déjà quitté la salle. Elle se voyait l’étoffe d’une star, comptant plus sur son physique que sur son passage dans les lieux où l’on enseigne l’art de se comporter devant une caméra. Ce passage n’avait d’ailleurs jamais eu lieu. Elle s’était juste présentée à une audition où l’on ne demandait pas grand-chose, sinon de faire la pute qui attendait le client au bar d’une boîte un peu louche. La vedette du film, monstre sacré, lui demandait juste si elle connaissait une certaine personne qui devait se trouver pas très loin dans la salle. D’un geste de tête, elle désignait un serveur qui officiait dans la salle. Rien de plus, pas une parole, même pas un gros plan sur son visage. Tout au plus, assise sur son tabouret, le spectateur aura remarqué sa jarretelle apparente, la manière d’un montrer plus, une coquinerie permise par le censure qui veillait au nom de la bonne morale, comme s’il y avait des spectacles qui méritaient d’être vus par certains au nom de ceux qui n’avaient pas le droit de le voir.
Pourtant, ce bref passage à l’écran avait suffi pour attirer la curiosité de la vedette. Ce n’est pas le nom d’un inconnu qu’il lui avait demandé après la scène, mais si elle acceptait de prendre un verre avec lui. Elle avait dit oui, un oui calculateur, un oui avec une idée derrière la tête. Le monstre sacré n’était pas tout à fait libre de ses gestes, une famille, une femme, un âge certain, atténuaient quelque peu un charme fou. Il n’était pas très compliqué, une petite aventure lui suffisait, il se prouvait à lui-même que son charme était intact. De quelques verres, ils avaient passé aux choses plus sérieuses. S’il avait du charme, Yolande en avait aussi, il semblait même opérer très fortement sur lui, au point d’en devenir un peu fou. D’abord, il avait exigé qu’elle tienne un rôle plus conséquent dans son film suivant. Elle l’avait obtenu, personne ne s’en offusqua, pas plus qu’ils lui trouvèrent un sens de l’interprétation qui ferait d’elle une vedette de demain. Ensuite, ce fut un séjour sous les cieux des tropiques, à défaut d’un autre rôle dans un film qui n’en avait aucun pour elle. Une histoire de pirates où la belle prisonnière n’était pas attachée au mat d’artimon. Le seul rôle féminin du film était tenu par un autre grand nom du septième art, enfin une comédienne confirmée, même une grande comédienne reconnue comme telle. Ces dames se détestaient moins que cordialement, une parvenue pensait l’une, une intrigante disait l’autre.
Que s’était-il passé ? Les rumeurs ont circulé, elles disent toutes un peu la même chose. Une grande vedette met enceinte sa maîtresse. Demande en reconnaissance de paternité, chantage, avortement, affaire étouffée moyennant quelques liasses de billets de banque. Elles disent aussi que la grossesse n’existait pas, ou que le père n’était pas celui que l’on croyait. La vérité, seules quelques personnes la connaissent, et encore il faut s’y mettre à plusieurs. D’un côté, c’est plutôt ceci. De l’autre, c’est plutôt cela. Le reste n’est que rumeurs que l’on ne peut empêcher de circuler.
Les feux de la rampe se sont éteints pour Yolande Berlin, juste un quinquet qui éclaire sa silhouette avant que l’ampoule n’éclate. Le monde du cinéma, une famille secrète avec ses règles, lui a fait comprendre de ne plus jamais s’approcher à moins de cent mètres d’un quelconque bâtiment lié à l’art cinématographique.
La maison de disques, la place de secrétaire, c’est ce qu’elle avait trouvé pour vivre. En fait c’était son premier métier, moins glorieux que de monter les marches du Festival de Cannes, mais qu’elle que soit la vérité sur elle, on la laissait tranquille.
Léo, dans sa voiture sous l’orage, pensait à tout cela. Yolande n’était pour lui jusque-là, avant sa proposition de le conduire à ses concerts, qu’une presque inconnue. Elle le saluait et lui souriait chaque fois chaque fois qu’il entrait aux studios, cela faisait un peu partie de son travail. Léo, toujours poli et courtois, lui répondait de la même manière. L’ombre du doute ne venait pas de lui, un des musiciens de studio, mis au courant par Léo sur les changements de programme, l’avait pris à part. Il lui avait brièvement résumé l’histoire, lui recommandant de se méfier. Léo l’avait écouté, hésitant sur le bien-fondé de son récit. Un soupçon de jalousie pouvait émaner de lui, bien qu’il le considère comme un mec tout à fait réglo. Il décida qu’il était assez grand pour se faire sa propre opinion, tout en remerciant son copain. Il n’attacha sur le moment plus aucune importance à l’histoire.
Au fil de la journée, il repensa à la mise en garde. Décidément, la facilité à laquelle cette fille s’offrait à lui, le déroutait des quelques certitudes auxquelles il pouvait se raccrocher. Il l’a regardait presque offerte à lui dans cette voiture, isolée dans un petit coin de campagne sous un ciel déchaîné. Et si tout cela était un piège ?
Le détail de ses doutes, il l’avait raconté à son auditoire avec ses mots, sa verve. N’omettant aucune des pensées qui avaient traversé son esprit, il voulait aussi tester leurs effets sur les autres. Oh, il s’en rappelait comme si c’était hier, il avait volontairement omis un détail, juste pour voir si les autres remarqueraient. Un de ces détails qui font partie d’un tout, mais qui dans certaines circonstances font planer le doute pour certains et éclater la vérité pour d’autres.
Marly et Seiler ne semblaient pas l’avoir remarqué, ce fut Isabelle qui mit le doigt dessus.
– Léo, il y a quelque chose qui me fait penser qu’un fait pourrait révéler que c’était bien une aventurière.
– Ah oui fit Léo, vous avez remarqué du spécial ?
– Je pense que oui. A mon avis, mais je peux me tromper, il semblerait qu’elle a tout fait pour se faire remarquer en votre compagnie. Je ne pense pas tellement aux gens du métier, qui tous savaient plus ou moins que vous partiez avec elle. Mais un peu plus tard les gendarmes lors du contrôle. Elle a inventé l’histoire de l’homme qu’elle a aperçu s’enfuyant à son approche quand elle cherchait un endroit pour faire un pipi qu’elle avait inventé, sans pour autant dire qu’il s’agissait du fuyard recherché par la police, une éventuelle possibilité. Si je me souviens bien, elle a fait sa petite exhibition ajustant ses jarretelles sous leurs yeux. On peut en déduire qu’elle a tout fait pour se faire remarquer, qu’elle voulait laisser un souvenir de son passage en votre compagnie. Un solide témoignage, appuyé officiellement en quelque sorte. On peut supposer que tout cela n’était pas nécessaire, non ?
– Bravo, je vois que vous avec mis le doigt sur les doutes qui m’ont assaillis lors de l’arrêt pendant l’orage. Au début du voyage, j’étais émerveillé par tout ce qu’elle faisait, tout ce qu’elle disait, je ne pensais plus du tout à ce que m’avait dit mon pote musicien. Si elle était resté dans son coin, j’aurais certainement pris des initiatives, la draguer pour parler plus simplement. Mais c’est elle qui a pris les devants, ouvrant la porte à mes doutes. Je ne connaissais rien de ses réelles intentions. Peut-être que je montais le bourrichon, mais je voulais écarter tous les risques.
– Alors qu’avez-vous fait ?
– C’est la météo qui est venue à mon secours. Comme l’orage se calmait, j’ai insisté pour que l’on reprenne la route, sans aller plus loin dans nos effusions. Cela m’a demandé pas mal d’efforts de ma part, mais j’estimais que c’était mieux comme cela.
Léo observa un moment de silence. Sur son visage on pouvait lire ses sentiments, il affichait un air de déception.
– Nous sommes repartis vers Orléans. J’ai senti que la miss était déçue, je ne savais pas si c’était pure sentimentalité où le fait de n’avoir pu aller au bout de ses projets, éventuellement pas très avouables. Le reste du voyage s’est déroulé sans autres incidents. Mais le problème n’était pas résolu, il y aurait sûrement d’autres tentatives de sa part, comment les éviter ?
Ce fut Marly qui se mêla à la conversation, un peu vexé de n’avoir pas trouvé ce qu’Isabelle avait deviné mieux que lui. Il est vrai qu’il était plus habile en questions politiques qu’en relations sentimentales. De plus, il n’avait jamais fait tourner un carousel de femmes comme celui de Léo, se contentant d’une copine à la fois et encore pas de manière continue.
– Si j’avais été à ta place, je me serais enfermé à double tour dans ma chambre avec un garde armé devant ma porte, ironisa-t-il.
– Finalement, j’ai trouvé mieux que ton garde armé. Après le concert, j’ai fait mon petit numéro durant la signature des autographes. J’en ai dragué une autre, elle s’appelait Paule. Champagne à l’hôtel et ensuite une petite séance de photos dans la chambre.
-Et l’autre ?
– Comme elle tirait la gueule, j’ai eu une petite explication avec elle. Comme j’avais l’excuse qu’elle était un peu en déplacement professionnel, en fait c’était un tantinet ça, je lui ai dit que je ne mélangeais jamais le travail et le plaisir, ouais, un rien exagéré de ma part. Elle a pu aller dormir seule dans ma chambre, du moins pas en ma compagnie. J’ai appris le lendemain qu’elle s’était quand consolée avec le directeur de la salle du concert.
– Il a eu des ennuis ensuite ?
– Pas à ma connaissance, ce qui veut peut-être dire que sa démarche était sans mauvaises intentions pour moi. Le problème c’est que la tournée n’était pas finie pour moi, elle allait encore conduire la bagnole. Alors, j’ai proposé à Paule avec acceptation de sa part, de continuer avec moi et de m’accompagner pour le reste de la tournée, et bien sûr il n’était pas question qu’elle voyage dans une autre voiture que la nôtre. J’avais mon soldat, un soldat en bas nylons, c’est encore mieux!
– Charmante cette Paule ?
– Plus que ça ! Une reine de la jarretelle, attendez la suite.
Une fois de plus Léo sourit. Il savait qu’il captait son auditoire. Même si cela n’avait pas été le cas, il n’aurait pas cessé de raconter ses petites histoires. Il aurait envisagé la solution la plus simple, se les raconter à lui-même. Il le faisait parfois, il vivait passablement avec ses souvenirs. C’était son truc à lui, les vieux souvenirs, les bons souvenirs. Cela le remplissait d’une sorte de félicité à peine perceptible par les autres, très présente en lui. Les jambes en nylon défilaient dans une sorte de parade, il était le général qui inspectait les troupes de son œil scrutateur auquel n’échappait pas le moindre détail. Un bataillon dans lequel toutes ses conquêtes portaient le même uniforme, bas et porte-jarretelles. Il n’aurait su dire laquelle il choisirait comme officier pour mener la troupe au combat, son combat. Il aurait bien voulu ne jamais avoir à déclarer cette guerre, qu’il savait plus ou moins perdue d’avance contre son ennemi devenu éternel, le collant.
En ce moment, ces images passaient à la vitesse de la lumière dans son esprit, tout ceci dans une dimension connue de lui seul, une dimension dans laquelle le temps s’étalait en secondes pour les autres, mais en heures de plénitude pour lui. Nul ne le soupçonnait en le regardant éteindre sa cigarette pour en allumer une autre, qu’il passait des heures loin d’eux. Il devenait le voleur de temps, une seconde pour lui, une heure pour les autres, et toujours ces bas nylons pris dans le sablier du temps, qui menaient cette valse muette dans laquelle il dansait à n’en plus finir.
Son voyage terminé, il revint pour entamer la suite de son récit.
– Je peux l’appeler reine de la jarretelle, car c’en était une. Dire que j’aurais pu me consacrer uniquement à Yolande et passer à côté de cette merveille, j’en ai des frissons qui me parcourent l’échine, rien que ça.
– Là, je te sens comme un ténor qui va entamer pour la beauté de l’art, le passage le plus difficile de l’œuvre qu’il est en train d’exécuter, lança Marly.
– Il y a un peu de vérité dans ce que tu viens de dire, sauf que je n’ai jamais eu la tessiture vocale d’un ténor, mais plus modestement celle d’un chanteur de charme. Donc, je l’avais draguée à l’issue du concert à Orléans, un peu pour me protéger de Yolande. Les débuts furent assez traditionnels, si je puis dire. Séance d’autographes, champagne, et ma petite idée d’une séance de photographie. Elle fut plutôt réticente à ce que je la prenne en photo, elle finit toutefois par accepter. A mon étonnement, plus que les autres, elle avait un excellent sens de la pose, presque pas besoin de forcer, elle trouvait exactement le truc qui correspondait en jonglant avec le décor. En plus, elle n’était pas statique. Elle savait à merveille mettre en évidence ses dessous noirs en mettant à profit une gestuelle de circonstance, soulever un pan de sa robe, ajuster ses bas, les enlever sensuellement, faire glisser son porte-jarretelles à ses pieds.
– Elle ne le dégrafait pas ?
– Ma chère Isabelle, il faut qu’un vieux renard vous apprenne quelque chose. Les porte-jarretelles de cette époque n’avaient pas systématiquement un fermoir au dos, ils étaient parfois conçus d’une seule pièce, un peu comme une gaine. Je ne sais pas ce qu’il en est vraiment aujourd’hui, mais alors ce n’était pas vraiment une rareté. C’est justement un de ce style qu’elle avait enfilé ce soir-là. Comme je revois très bien la scène dans son moindre détail, c’est pour cela que je mentionne le fait.
– En effet, avoua Isabelle, je n’en ai jamais possédé un comme cela. Je n’en ai jamais vus.
– Cela ne m’étonne pas trop, les quelques-uns que l’on fabrique encore doivent se faire de manière standard. Je me demande d’ailleurs combien il s’en fabrique encore, mystère.
– Parmi les quelques amies féminines que je connais, une seule porte encore des bas, elle est plus âgée que moi et je suis sûr qu’elle abandonnera un jour. Je devrais vous l’amener dans le bistrot, à vous de la persuader de ne jamais porter de collants.
– Si vous l’amenez, j’offre la tournée, c’est promis.
Marly se marra.
– Tu ne risques pas de mettre la boutique en faillite, tu devrais changer le non de ton enseigne en « Au bas nylon impérial » cela amènerait sans doute de la clientèle. Tu peux aussi accorder une réduction à celles qui portent des bas, à condition de la prouver.
– Dis-donc tu te foutrais pas un peu de moi ?
– Mais non, imagine un peu toutes ces belles défiler pour avoir des prix réduits, si tu as toutefois le cœur assez solide!
– Mon cœur, il va bien, le nylon c’est bon pour la pompe !
– Si tu le dis…
– Et ma Paule, elle t’intéresse plus ?
– Je la sens revenir pour son show, tu as déjà la langue qui démange…
– Je vous l’ai dit, Paule avait le sens de la pose. Il y a rarement eu une femme avec qui j’ai eu envie de faire des photos tout la durée d’une nuit. Ce fut presque le cas, j’ai usé toute la pellicule que j’avais à disposition. Il nous fallait, enfin surtout moi, dormir car j’avais un concert de prévu le soir suivant. Je devais me produire à Tours, il n’y avait pas urgence, mais il fallait quand même être sur place bien avant. Heureusement, mes musiciens étaient rôdés, et c’était leur boulot plus que le mien de faire les réglages. Je n’avais en principe qu’à me pointer pour l’heure du concert. Il vous reste encore à savoir que Paule était venue par hasard au concert d’Orléan. Travaillant dans de presse féminine, elle avait fait un déplacement professionnel pour un article sur un défilé qui aurait lieu plus tard. On lui avait donné un billet pour le concert, une personne qui avait réservé, mais qui avait un empêchement de dernière minute. C’était en quelque sorte un signe de remerciement pour son travail, elle allait leur faire de la pub.
– Elle avait un nom connu ? demanda Seiler
– Pas vraiment, c’était plus une chroniqueuse qu’une référence dans le domaine. Un de ces noms que les lectrices connaissaient sans doute, mais elle ne faisait pas la pluie et le beau temps dans ce domaine. Elle connaissait du beau monde, comme nous allons le voir par la suite. Pour cela, il a fallu que j’aille à Tours.
Léo alluma une nouvelle cigarette, la énième de la soirée. Seiler l’accompagna et lui offrit du feu avec un de ces briquets à essence muni d’une mèche qui aurait pu servir à remorquer une automobile.
– Paule qui n’avait pas prévu de passer par Tours, eut une idée. Elle avait une amie qui y habitait, elle allait profiter pour lui dire bonjour. Je me renseignai sur cette amie, elle me dit qu’elle avait une petite agence de mannequins qui marchait plutôt bien, il lui arrivait de monter à Paris pour des défilés avec son équipe. Elle avait eu l’occasion de collaborer quelquefois avec elle. Elles étaient devenues des amies par la force des choses.
Un éclair malicieux s’alluma dans l’œil de Léo, on sentait qu’il allait se passer quelque chose du côté de Tours.
– Elle me demanda si elle pouvait l’inviter au concert, du moins si elle arrivait à la joindre. Elle ne savait pas si elle était présente ou en déplacement. Je lui donnai le feu vert, tout en lui disant qu’elle pouvait aussi amener quelques-unes de ses filles, on se débrouillerait pour trouver des places pour tout le monde, en principe le carnet de places à ma disposition était encore intact.
– Ah tu avais des places à disposition ? s’étonna Seiler.
– Oui, nous avions toujours une dizaine de places, cela dépendait un peu de la grandeur de la salle et de sa disposition, qui nous étaient réservées pour des invités à titre personnel. Au pire des cas, nous avions le droit de faire entrer une dizaine de personnes gratuitement, c’était d’autant plus facile si la salle n’était pas remplie. Dans le cas contraire, on les remettait en vente avant le spectacle en cas de grosse affluence, du moins s’il nous en restait.
– Tu avais quand même l’habitude de jouer devant des salles pleines, non ?
– Je dirais que c’était plutôt le cas en province qu’à Paris. Il y a des villes où j’ai fait très peu de concerts, même pas du tout. Tu sais, je n’étais quand même pas une vedette qui tournait sans arrêt, je n’avais pas un potentiel de fans comme Tino Rossi ou André Claveau. On dosait les tournées selon ce potentiel. Il aurait été idiot de donner un concert par semaine à Tours, par exemple. Ce n’était pas moi qui prenais les risques mais les organisateurs. Chanter devant dix ou mille personnes, mon cachet était le même, quoi qu’il arrive.
– Sans être trop curieux, tu gagnais bien ta vie ?
– Je pouvais gagner en une soirée ce que je gagne en trois mois avec mon bistrot, je n’avais pas de problèmes financiers. Je n’en ai pas aujourd’hui, mais la marge est beaucoup plus serrée. Je travaille aussi plus dur maintenant.
– Tu regrettes ce temps-là ?
– Oui et non. Tu sais, dans le monde du vedettariat tout est très superficiel. Des vais amis, on a pas tellement. S’ils s’intéressent à toi, c’est surtout parce que tu vas leur permettre de gagner de l’argent. Tu es un peu comme un boxeur, on mise sur toi si tu as le potentiel de casser la gueule à ton futur adversaire. La meilleure preuve que je peux apporter, après mon accident, ils se sont tous détournés de moi. Aucun n’est venu boire un verre dans mon bistrot.
– Je pense, fit Marly, que tu as surtout gagné un tas de belles histoires à raconter. Et cela personne ne peut te l’enlever.
– Tu as raison. Ces souvenirs me faut autant plaisir que l’argent que j’ai pu gagner autrefois. L’argent ça se dépense, les souvenirs ne sont pas monnayables, peut-être un jour si je raconte mes souvenirs. Mais qui payerait pour ça ?
Un silence suivit les constatations douces et amères de Léo. Il en profita pour enchaîner la suite de son récit.
– Paule partit donc faire son téléphone, elle y passa un sacré moment. Quand elle revint, elle était toute souriante:
– Mon amie viendra ce soir avec cinq de ses modèles. Après le concert, on est invités à dîner chez elle. Il y aura une belle surprise pour toi. Un bon conseil, il te faudra trouver de la pellicule pour ton appareil !
Léo plaça un nouveau moment de silence. Il voulait une fois de plus, laisser travailler l’imagination de son auditoire. Ce dernier pouvait imaginer la suite, il se doutait bien que la surprise promise ne serait pas une veillée de prières à l’église. Léo avait tous les atouts du parfait conteur. Jamais pressé de débiter les mots qui menaient au dénouement de l’intrigue, il savait s’arrêter au bon moment, juste de quoi faire mousser l’auditeur avide de connaître la suite. Il pouvait d’autant plus s’amuser à le faire patienter, qu’il n’avait pas de texte à apprendre par cœur. Son canevas c’était ce qu’il avait vécu, sa mémoire avait enregistré chaque détail, tel un film qu’il projetait sur l’écran de son cinéma intime. Il laissait volontairement de côté les images dont il ne voulait pas, celles qu’il estimait de peu d’intérêt, pas assez piquantes pour lui faire regretter le temps présent. Il repartit dans son histoire.
– Paule ne voulut pas m’en dire plus. Nous sommes partis pour Tours. Yolande se contentait de conduire sans trop tirer la gueule. Elle fit même un ou deux efforts de conversation, des banalités sans doute, mais je prenais cela comme du pain béni. Elle laissa entendra que sa conquête du soir précédent allait la rejoindre à Tours en fin d’après-midi. Il est vrai qu’une fois la voiture menée à bon port, elle était libre de faire ce qui lui plaisait. J’avais même imaginé qu’elle allait me planter là, mais vis-à-vis de la maison de disques, cela aurait pu lui valoir quelques emmerdes. Elle s’était proposée spontanément, il n’était pas prévu que je devais la payer en nature. De temps en temps, Paule me regardait avec un de ses petits sourires remplis de sous-entendus, comme seules les femmes savent le faire.
– Tu vois Isabelle, tu n’es pas la seule, je dirais même que tu es une championne dans le genre, affirma Marly.
– Je sais, tu me l’as dit souvent. Tu sais très bien lire sur mon visage quand je te réserve une surprise. Il n’y a pas si longtemps, tu as deviné que j’avais acheté un nouveau porte-jarretelles. Je dirais même que tu l’as d’abord découvert avec les mains, avant de le voir avec tes yeux.
– Je voulais surtout voir si c’était pas des collants, des fois que tu aurais eu envie de me faire enrager. Avec les femmes, on sait jamais, ça c’est aussi quelque chose que j’ai appris.
Isabelle se tourna vers Marly en faisant le geste de lui flanquer une chiquenaude. Marly eut un sourire ravi en mettant son bras pour parer le coup. Il se doutait bien qu’elle n’en ferait rien, mais comme son affirmation comportait pour lui un brin de vérité, il appuyait par le geste le sens de ses paroles.
– Pendant le voyage, je ne pus m’empêcher de faire valser les jarretelles de Paule, ce qui ne semblait pas lui déplaire, sauf quand un de ses bas a filé par ma faute. Là, elle est m’a regardé un peu de travers, car elle n’en avait pas dans sa pharmacie de secours. Je promis de lui en acheter une douzaine dès que possible. Arrivés à Tours, nous sommes allés directement à la salle de concert. Nous avons fait une brève séance de chauffe pour voir si tout était en ordre avec la sonorisation, ce qui était le cas. Nous avions encore trois bonnes heures avant le début du spectacle. Nous avons profité pour aller repérer nos chambres d’hôtel. Moi, il fallait que je me procure des films.
Léo sourit d’un air entendu.
– Il y avait une petite boutique près de l’hôtel qui semblait vendre de tout. J’y suis entré et j’ai trouvé des pellicules et aussi des bas pour Paule. Je lui avais demandé sa taille pour être sûr de mon coup, bien que mon œil ne m’avait pas trompé sur l’estimation que j’avais faite de sa taille de bas. L’œil du maître en quelque sorte. J’ai pris toutes les paires disponibles dans sa taille. La vendeuse me regarda d’un drôle d’air. Elle devait penser que j’avais un harem ou que je les mangeais. Heureusement, elle semblait ne pas m’avoir reconnu, des fois qu’elle téléphone à un journal à sensation pour communiquer l’information.
– Le chanteur de charme achète des bas pour ses nombreuses admiratrices, ironisa Marly.
– De retour à la chambre d’hôtel, ravie et me félicitant pour mon choix, elle en a vite enfilé une paire. Après avoir grignoté quelque chose, Paule m’avait conseillé de ne pas manger et garder mon appétit pour la surprise. Nous sommes retournés à la salle de concert, car l’heure approchait. Ce qui attisait ma curiosité, c’était cette fameuse surprise. J’avais réservé six places, donc il y aurait six personnes. J’ai donné les places à Paule, qu’elle s’arrange pour les remettre à son amie à l’entrée de la salle, afin qu’elle puisse la faire entrer avec sa suite. Je me suis renseigné pour savoir où étaient les places. En écartant le rideau de la scène avant le spectacle, j’ai repéré les places. Ah mes amis, quel vision de rêve !
Léo savoura ses paroles avec un exquis sourire.
– Il y avait cinq filles d’une exceptionnelle beauté et habillées très classe. Je n’avais pas de peine à croire que c’était des modèles. La copine de Paule semblait avoir bien choisi ses collaboratrices. Encore une fois je me demandais en quoi consistait la surprise, mais j’avais ma petite idée, juste une petite idée. Quoi qu’il en soit, c’était à moi de travailler, j’étais venu ici pour donner un récital, ce qui se passerait ensuite, n’était pas dans mon contrat. Le concert se déroula très bien, une bonne salle, très réceptive. Bien sûr, je ne pouvais m’empêcher de jeter de temps en temps une œillade du côté des fameuses places. Ces demoiselles étaient tout sourire, elles ne semblaient pas être là par obligation, mais avaient l’air d’apprécier mon chant. Ce ne serait que plus facile pour la suite de la soirée. A la fin du spectacle, j’ai quand même fait ma petite séance d’autographes, sans trop allonger. A la fin Paule m’a présentée son amie, elle s’appelait Elisabeth comme la reine d’Angleterre et j’ai eu l’impression que c’en était effectivement une, mais dans un tout autre domaine. Les fameuses filles n’étaient pas là, mais on me rassura, on les retrouverait plus tard.
Léo trouva qu’il était temps de se rincer le gosier, il proposa le champagne. Décidément il allait en roue libre, car depuis le temps le vin n’avait pas manqué dans les verres. Tout le monde approuva, Isabelle à demi-mots, car elle se sentait bien lancée. Elle se jura de boire seulement une goutte sur deux. Une fois tout le monde d’accord Léo repartit dans son histoire.
– On se déplaça en voiture vers un quartier périphérique de Tours, c’est là qu’Elisabeth avait ce qui lui servait de bureaux. Une sorte de grand appartement aménagé de manière à répondre aux exigences de la profession. Elisabeth présenta son mari, qui nous attendait. Elle nous expliqua qu’il lui servait aussi de photographe quand l’occasion s’en présentait. Je n’eus pas de peine à rompre la glace avec lui, on était en quelque sorte des collègues. Il était d’un niveau supérieur au mien, un vrai professionnel, pas un amateur éclairé comme moi. On a papoté un bon moment sur le sujet, il m’a même filé quelques conseils. En fait, comme un con, je ne vous l’ai pas encore dit, mais j’avais oublié mon appareil dans la chambre à l’hôtel, l’émotion sans doute.
– Tu fais encore de la photo maintenant ? demanda Seiler.
– J’ai presque complètement abandonné, j’ai toujours mon matériel, mais les modèles qui veulent poser pour moi se font beaucoup plus rares. Il m’arrive encore de faire quelques photos quand on fait un voyage, pas de filles seulement de paysages, mais encore là, je ne voyage pas beaucoup.
Léo stoppa un moment, car le champagne venait d’arriver. Il fit sauter le bouchon, remplit les verres et on trinqua.
– On s’installa autour d’une table, moi, Paule et nos hôtes. Un service de traiteur débarqua pour remplir nos assiettes. Elisabeth et son mari ne se sont pas foutus de nous, c’était des plats dans le style grand restaurant. Je me souviens particulièrement d’une mousse de canard avec une confiture de figues, j’en ai encore le goût dans la bouche, du grand art. Cela ne m’étonna pas de leur part, car ils semblaient être à l’aise financièrement, les affaires devaient bien marcher.
– Tu sais ce qu’ils sont devenus ? questionna Marly.
– A ma connaissance, ils sont toujours en activité, c’est même à l’heure actuelle une des plus grandes agences de mannequins sur Paris, mais ils font dans la minijupe maintenant.
-Tu ne les a jamais revus ?
– Après cette fameuse soirée, non, tu sais je ne tiens pas à les revoir. A la fin du repas, Elisabeth m’annonça la couleur. Paule avait parlé de mes goûts en matière de lingerie. Justement, elle était en train de mettre au point un défilé de lingerie, qu’elle devait organiser dans un grand hôtel à Paris. En mon honneur, elle allait faire une sorte de répétition de ce défilé. Tous ses modèles n’étaient pas là, certains habitaient sur Paris et ne seraient présents que le jour dit. Cependant, elle avait organisé quelque chose avec ce qu’elle avait sous la main. Il fallait patienter un peu entre certaines exhibitions, de quoi donner aux modèles le temps de se changer.
– Aussi vrai que je m’appelle Seiler, je te connais depuis peu, mais tu as toujours flairé les bons coups. Un défilé de lingerie pour toi tout seul, y’a qu’à toi que ça peut arriver un truc comme ça !
-Ah si tu avais été à ma place, tu en aurais pris plein les mirettes. J’en ai vu des porte-jarretelles, des gaines, des guêpières, des bas de toutes les teintes, avec des coutures, sans coutures. L’un des sommets fut une tenue pour femme soi-disant en deuil. Tout en noir avec une guêpière, des bas à coutures et des talons splendides. C’est sûr qu’elle n’allait pas rester veuve longtemps. Ces demoiselles marquaient un temps d’arrêt juste devant ma personne assise dans un fauteuil, juste à hauteur des yeux, leur popotin à quelques centimètres. J’avais le baromètre en butée sur cyclone !
– Dommage que tu n’avais pas ton appareil de photo, se rappela Marly.
– Eh bien, le mari d’Elisabeth s’affirma comme l’homme de la situation. Il me fit un résumé photographique du défilé, qu’il m’envoya, en me priant de garder cela à titre personnel. Il ne pouvait m’autoriser à les publier, comment l’aurais-je fait, seuls ses clients disposaient des droits. Je compris parfaitement ses raisons et je lui jurai de ne jamais lui mettre les bâtons dans les roues. D’ailleurs ces photos je les ai toujours, je vais aller les chercher.
Léo revint avec ses fameuses photographies. Il ouvrit l’album à la bonne place et soumit le résultat à l’appréciation de son auditoire. Il commença par Isabelle, la plus à même selon lui d’apprécier le contenu. Elle regarda Léo avec un sourire conquis.
– C’est sûr, ce sont des belles femmes, diable on ne devient pas modèle sans certains atouts. Vous avez dû passer un grand moment avec ce défilé rien que pour vous, surtout que je connais bien vos petites manies.
– Il est vrai que j’étais aux anges, surtout qu’elles ne se gênaient pas pour en rajouter. Dans un vrai défilé, elles doivent observer une certaine retenue, pas trop quand même, le but est aussi d’attirer le client ou la cliente. D’autant plus que les défilés de lingerie ne sont qu’occasionnels. Je me rappelle de la fameuse veuve tout en noir, elle faisait tout pour ne pas rester veuve bien longtemps. Elle ajusta ses bas juste sous mon nez. Je vais être sincère, si je n’avais pas eu Paule à mon côté, je crois bien que je l’aurais draguée. Mais il fallait quand même que je fasse gaffe, imaginez que je l’embarque, je crois que l’amitié entre elle et sa copine n’aurait pas duré bien longtemps.
– Oui je vois le genre, ajouta Marly. Je t’amène un copain et c’est une de tes employées qui se tire avec. Mais Isabelle a raison, c’est du premier choix, bien que je n’aime pas cette expression, je ne suis à la boucherie en train d’acheter un gigot.
Seiler qui restait muet dans son coin, absorbé dans sa contemplation, sembla tout à coup intrigué. Il désigna une des filles en train de faire sa parade devant Léo.
– Tu sais quelque chose sur celle-là ?
– Léo regarda, observa et secoua la tête.
– Non, je ne me rappelle pas d’elle spécialement, tu sais c’est bien loin. Je ne les avais pas vus avant et surtout pas après. Mais ta question m’intrigue, tu ne vas pas encore nous sortir un de tes coups d’éclats comme avec le train vers l’Espagne ?
– Je ne sais pas, mais cette fille, je l’ai rencontrée quand j’étais en service avec Emile la Froideur. Ce n’est peut-être qu’une ressemblance, mais il me semble qu’on la surnommait Cléopâtre.
Léo marqua un étonnement, tâtonna à la recherche de son paquet de cigarettes, sans lâcher les yeux de Seiler. De la même manière, il finit de mettre la main sur son briquet en allumant sa clope au jugé. Il se tourna vers Marly.
– Tu sais, notre ami a le don de nous allumer des coups de suspense. Il devrait écrire des romans policiers. Il y avait effectivement une fille que l’on nommait Cléopâtre ce soir-là. Je m’en rappelle, car cela m’avait fait sourire. Ce n’est sûrement pas par ironie qu’il la surnommait ainsi, c’était plutôt une plante qui pouvait rivaliser avec l’idée que l’on se fait de la fameuse reine. Bon maintenant mon cher Georges, tu vas nous dire qu’elle était une spécialiste du six coups !
– Oh pas du tout, mais je pense que selon les cas, elle pourrait faire un témoin, du moins si elle est toujours dans le coin, car une chose est certaine, je l’ai vue plusieurs fois dans l’entourage de mon employeur, si je puis dire. Je me suis demandé quelquefois s’il n’avait pas des relations un peu rapprochées avec elle.
– Tu crois qu’elle est au courant de quelque chose sur la mort de ta demi-sœur ?
– Un chose est sûre, cela remonte à l’époque de son meurtre, un peu avant. Elle était dans les parages et connaissait ma demi-sœur.
– Ah, tout cela m’a l’air de se compliquer de plus en plus. Des ombres apparaissent et disparaissent. La seule chose de certaine, c’est que Singer avait une copine et que cette copine portait les souliers de Lucienne après qu’elle soit morte. Tout semble tourner autour de Singer, mais je suis sûr qu’il n’a pas les épaules d’un tueur, mais il doit savoir bien des choses. Rappelez-vous quand il a demandé à sa copine de fermer sa gueule quand elle parlait d’une place en enfer.
Marly secoua la tête affirmativement.
– Je suis sûr que nous aurons bientôt de ses nouvelles. Mon Espagnol doit me rappeler demain, ils avancent plus vite que la police à Franco. Il se peut quand même que la solution soit plus simple qu’il n’y paraisse, on y va chacun de notre petite supposition ce qui complique le tout. Et après ton défilé Léo, vous avez fait quoi ?
– Je vais vous raconter, il y a encore de la jarretelle au menu !
Que l’on trouve de la jarretelle au menu des histoires à Léo n’étonnait personne, on s’étonnait plutôt qu’il n’ait pas composé des spécialités avec des noms de pièces de lingerie en étant devenu un bistrotier et occasionnellement un cuisinier. On imagine le profit qu’il aurait pu tirer d’une sauce guêpière ou d’un dessert en voile de nylon. Il y avait peut-être pensé, mais jamais passé à l’acte. C’est à peine s’il aborda un peu en chansons les jambes des dames, mais jamais le mot nylon n’y fut chanté. Là on en est sûr, il y avait songé, mais on lui déconseilla de le faire, trop osé pour l’époque qu’ils disaient, alors qu’aujourd’hui les chanteurs font l’amour sur les ondes radiophoniques. Evidemment, ses confidences il les gardait pour ses proches, ceux qui étaient là ce soir, et quelques autres avec lesquels le sujet était abordé, souvent par eux-mêmes. Mais Léo ne s’en laissait pas compter, il connaissait le sujet par cœur, des paires de bas nylons, ses souvenirs en étaient remplis. L’avantage, c’est qu’ils prenaient moins de place dans sa mémoire, que s’il les avait tous rangés dans d’innombrables tiroirs. Même qu’une fois, dans un trait d’humour, il s’était posé la question de savoir si tous les fils de nylon qui avaient servi à les confectionner, n’auraient pas fait plusieurs fois le tour de notre bonne vieille planète. Le tour du monde en nylon, voilà un programme qui plaisait à Léo!
– Nous sommes rentrés au petit matin, reprit Léo. Par chance, j’avais en quelque sorte congé pour la journée, n’ayant pas de concert le soir. La prochaine date était Nantes, le lendemain. Nous ne partions qu’au matin, donc nous avions le temps. Paule était ravie de m’avoir à elle toute la journée. Nous avons flemmardé au lit, elle me proposa d’aller dans un restaurant qu’elle connaissait, en peu en dehors de la ville en direction d’Amboise. Pour ne pas avoir à subir la compagnie de Yolande et employer la bagnole de l’organisateur, nous sommes partis en taxi.
Assis côte à côte sur le siège arrière, j’eus soudain des démangeaisons de mains baladeuses. Ce furent les jarretelles de Paule qui subirent les assauts. Elle avait mis ce jour-là un porte-jarretelles blanc et des bas gris qui me plaisaient beaucoup, en fait une des paires que j’avais acheté pour elle dans la petite boutique en arrivant à Tours. Je prenais les intérêts en quelque sorte. Ils étaient par ailleurs d’un touché très agréable, je regrette qu’on ne trouve plus aujourd’hui, sinon avec peine, des bas semblables.
– Cela n’échappa à l’œil du chauffeur, qui n’en avait que plus de peine à se concentrer sur son valant. J’avais un peu peur qu’il perde les pédales, surtout celle du frein, alors je me suis un peu calmé. Il choisit quand même de nous faire son petit commentaire :
– Oh vous savez, continuez, faut pas vous gêner pour moi!
Je crois que le bougre aimait ça, cela le changeait des vieilles rombières ou des austères personnages qu’il transportait habituellement, sa petite récréation quoi !
– Vous savez, renchérit-il, j’ai quelquefois des couples qui s’amusent bien à l’arrière. Même qu’une fois un très célèbre sportif a presque baisé sa compagne à l’arrière de mon véhicule.
– Je n’ai pas ajouté qu’il avait failli ajouter un chanteur à sa liste. Mais comme il n’avait pas l’air de m’avoir reconnu, je n’ai pas insisté et je me suis calmé. Je lui ai demandé de nous poser au restaurant et de venir nous rechercher en fin d’après-midi à 18 heures.
C’était l’heure de la cigarette, Léo pesta car le paquet était vide, il dut se lever pour aller en chercher un dans sa réserve personnelle, un tiroir derrière le comptoir. Il crut bon de ramener une bouteille de champagne avec lui. Malgré les protestations polies de ses amis, il demanda à Seiler de faire sauter le bouchon.
– Nous avons fait un excellent repas et après nous sommes allés nous balader dans les environs. La région était parsemée de petits bois et de bosquets. J’avais une petite idée derrière la tête, conter fleurette à Paule en pleine nature. Je crois qu’elle n’était pas dupe, elle en demandait même tout autant. Pas besoin de se gêner il n’y avait personne, c’était pas encore la saison des champignons. Nous nous sommes allongés dans un petit coin isolé.
Visiblement cela mettait Léo de bonne humeur, il étouffa un rire.
– Je ne sais pas si cela vous est déjà arrivé de baiser en pleine nature, c’est certainement plus romantique que dans un hôtel de passes, mais cela manque parfois d’un peu de confort. L’herbe qui vous pique le cul et les mouches qui le confondent avec une piste d’atterrissage, c’est les risques. Mais le plus fort, ce que nous n’avions pas prévu, se manifesta pendant l’action.
Marly se mit aussi à sourire, il se demandait ce qui avait bien pu arriver à Léo. Avec lui tout était possible, mais il prit son temps pour narrer la suite. Une fois de plus, il savait ménager ses effets.
– Nous avions tout prévu, une invasion de sauterelles, la grêle, une soucoupe volante avec une invasion de Martiens. Mais non, ce fut un son inattendu qui retentit dans la campagne, le formidable beuglement d’une vache qui était à deux mètres derrière nous et que nous n’avions pas entendu venir. Une bonne vache avec ses yeux doux. On se savait pas très bien si elle approuvait ou réprouvait notre comportement, peut-être simplement curieuse ou considérant que nous avions pénétré dans un endroit privé. Je dois avouer que cela coupa un peu notre élan, imaginez que tout d’un coup elle se mette à nous charger et me plante un corne dans les fesses, j’aurais eu l’air fin annuler mon concert et d’en donner la raison.
– Tu aurais pu dire que c’était le fait d’un mari jaloux, suggéra Marly.
– Je crois bien que j’ai fait porter des cornes à quelques-uns, mais il est certain que je n’en ai jamais rencontré un avant de m’occuper de sa femme, ni même après d’ailleurs. Mais non, cette pauvre vache était bien paisible, elle resta quelques instants à nous contempler et se tira. Pour nous, c’était foutu, Paula pas trop rassurée manifesta l’intention de se tirer vers des lieux plus sûrs. Ce fut bien la dernière fois, que je comptai fleurette parmi les fleurs.
– J’imagine que depuis tu manges des steaks par pur esprit de vengeance, ironisa Seiler.
– Pas tant que ça, mais il est certain que ce fut un coup vache pour le reste de notre belle promenade. Nous sommes retournés, nous avons bu un verre en attendant que le chauffeur de taxi vienne nous récupérer. Le reste de la tournée s’effectua normalement, l’après-concert se déroula plutôt entre quatre murs. Paule est même venue me tenir compagnie à Paris, mais elle devait retourner à ses occupations et nous nous somme perdus de vue. Yolande a repris sa place de réceptionniste, mais elle s’est fait virer plus tard, je n’ai jamais su pourquoi.
– Dis voir Léo, lança Marly, tu nous as beaucoup parlé de tes conquêtes au temps de ta célébrité, mais tu nous nous jamais dis comment tu avais débuté ta carrière de séducteur.
– C’est vrais que je n’ai pas découvert les charmes féminins et ma passion pour les bas comme ça d’un coup, il y a bien eu des prémices, la seule chose qui est différente, c’est que je n’ai pas vraiment des photos de cette époque, elles ne posaient pas comme modèle.
– Alors, raconte-nous un peu ça !
– Comme vous le savez, je suis né à Paris en 1921, le 23 juillet pour être plus précis. Mon père s’appelait Raoul et ma mère Edith. Ils étaient de petits commerçants qui tenaient une petite mercerie du côté de Belleville’ qui n’existe plus aujourd’hui. Ils n’étaient pas riches, mais ce n’était pas non plus la misère. Je suis fils unique, je crois bien que c’était un peu une mesure d’économie, ils n’avaient pas trop l’envie et les sous pour en élever un deuxième. Mais ils m’aimaient bien, j’avais un peu tout ce que je demandais à condition que le prix en soit raisonnable.
– Ils sont toujours vivants ?
– Hélas non. Mon père est mort en 1938, il a attrapé une saloperie, un coup de froid comme disaient les toubibs, mais il est resté sur le carreau. Ma mère était du genre toujours malade, elle n’arrêtait pas de bouffer des médicaments, une vraie pharmacie ambulante. Elle a mal supporté les privations. En 1942, elle a eu une sorte d’attaque cérébrale, elle est restée paralysée pendant deux semaines et son cœur s’est arrêté. Bref, gamin un de mes plus fins plaisirs était de farfouiller dans le magasin, j’étais curieux de tout, je me faisais souvent engueuler, mais rien n’y faisait. Pour vous mettre au parfum, je ne cacherai pas qu’on y vendait aussi des bas. La clientèle était essentiellement au féminin, entre les napperons, le fil à coudre, les boutons de braguette, ces dames faisaient leurs emplettes et ne manquaient jamais de raconter leurs petites histoires. Caché dans un coin ou un autre, je les écoutais sans qu’elles ne s’aperçoivent de ma présence, même ma mère ne savait pas si j’étais dans l’appartement ou dans la boutique. J’en ai entendu quelques-unes pas piquées des vers. Tiens, je vais vous raconter l’histoire des jarretelles à madame Lecoultre. Et après ça vous comprendrez comment je me suis mis à aimer les bas.
A suivre
Madame Lecoultre, une femme qui avait passé dans la vie de Léo comme passent les trains dans les gares. Certains n’y font que passer, d’autres s’y arrêtent le temps de laisser monter et descendre les passagers avant de repartir pour aller encore plus loin. Pour Léo, madame Lecoultre était la conjugaison des deux, un peu express, un peu omnibus. Il savait qu’il lui devait une partie de ce qu’il était devenu, un grand consommateur de nylon sous toutes ses formes. Le souvenir de son visage s’était un peu estompé dans sa mémoire, mais il avait encore cette attirance qui dirige les enfants en âge de comprendre certaines choses vers un premier pas dans l’interdit. Pour lui, son jugement d’enfant se résumait à deux catégories de dames, celles pour qui il avait de l’attirance, celles pour qui une sorte de répulsion semblait la seule appréciation valable. Madame Lecoultre faisait incontestablement partie des élues capables de faire battre son cœur un peu plus vite. Oui elle était jolie, ça il s’en souvenait très bien. Plus encore, chaque mot qu’elle prononçait, remplissait ses oreilles d’une douce musique, comme si sa voix était un instrument céleste. Ce n’est pas sans une certaine émotion dans la voix qu’il poursuivit son récit.
– Madame Lecoultre était une cliente fidèle de la boutique de mes parents. Elle venait acheter les mille choses nécessaires à son petit commerce. Elle gérait un atelier de couture à domicile. Quelques bourgeoises assuraient l’essentiel des revenus complémentaires du ménage. Elle était mariée, son mari enseignait dans un lycée, donc ils n’étaient pas dans la misère, mais cela l’occupait au cours de ses longues journées. Un jour elle est venue dans la boutique, sur le chemin du retour après avoir fait ses autres emplettes. Je ne sais plus ce dont elle avait besoin, une ou deux bricoles sans doute. Mais elle est tombée en admiration devant quelques rouleaux de tissus que ma mère venait de recevoir. Elle voulait les acheter, mais pria ma mère de les mettre de côté, étant déjà assez chargée comme cela. Comme je traînais dans la boutique, ma mère me demanda d’aller avec elle et de les porter. Elle accepta, j’en fus ravi, j’avais enfin l’occasion d’aller chez elle, ce que je souhaitais secrètement depuis longtemps. Le chemin n’était pas bien long, elle habitait au deuxième étage d’une petite maison, deux rues derrière la nôtre. Arrivés à destination, elle monta les marches devant moi, j’avais les yeux fixés sur ses jambes.
– Je vois ça d’ici, ironisa Marly, tu as essayé de te rincer l’œil sous sa jupe.
– Mais non même pas, j’étais fasciné par la couture de ses bas. J’avais déjà remarqué que ça existait, mais les voir là si près, à la hauteur de mes yeux, j’éprouvais un drôle de sentiment.
– Tu avais quel âge à ce moment-là ?
– Je devais avoir treize ans. Ce n’était pas encore des bas nylons, mais des bas de soie.
– Oui, tu as raison, le nylon arrivé chez nous quelques années plus tard, je me souviens d’avoir vu les premiers juste avant la guerre.
– Tu sais, je m’en foutais pas mal, nylon ou pas nylon, tout ce qui m’intéressait c’était ses jambes enrobées de bas. J’imaginais des choses, j’avais la pompe qui tapait fort, comme jamais elle n’avait tapé avant. A la fin de la montée, j’avais même les jambes en coton. Cela devait être visible, car elle me demanda si j’allais bien. Je crois bien qu’elle devait se douter de quelque chose, deviner la nature de mon mal.
– Ah Léo et ses émois de jeune premier en devenir !
– Nous sommes entrés dans l’appartement et elle m’a débarrassé de mes rouleaux de toile, surtout m’a demandé si j’avais soif. J’ai bien sûr dit oui. Je ne m’attendais pas à ce qu’elle m’offre du whisky, mais un simple verre de flotte. Chez elle l’idée d’étancher la soif, c’était boire du thé, alors elle m’a installé au salon et est partie faire chauffer l’eau. Pendant qu’elle officiait à la cuisine, j’ai promené mon regard un peu partout. Dans un coin, il y avait un petit séchoir à linge avec quelques paires de bas et quelque chose qui ressemblait à un porte-jarretelles de l’époque, dans le genre rose saumon et quelques culottes en soie noire. Moi qui m’étais un peu calmé, voilà que mes émois repartent de plus belle. J’ai compris une chose, ce genre de trucs il y en avait plein la boutique, j’y jetais un regard intéressé mais sans plus. Il me parut évident que c’était parce qu’ils appartenaient à madame Lecoultre que ça me tiraillait pareillement dans les entrailles. Employons le mot, je bandais pour elle et à cause d’elle. Il me fallait plus, alors je me suis discrètement approché du séchoir, je devais toucher, j’avançai ma main tremblotante…
Léo se demanda comment, en guise de pause et tant d’années après, il avait du plaisir à raconter cette histoire un peu folle qui avait marqué toute son adolescense. Il traversa le temps par la pensée, en espérant qu’elle remonterait jusqu’à cette chère madame Lecoultre. Elle lui prouva que dans la vie il fallait oser, qu’un geste qu’il considérait comme défendu n’était pas forcément synonyme de punition et encore moins de repentir.
– Ma main effleura délicatement une culotte. La sensation que cela me procura, je ne l’oublierai jamais. Une vague de douceur envahit mon corps. Maintenant, il y en a qui fument des trucs pour planer, moi j’y arrivais rien qu’à sentir cette culotte sous mes doigts. Ce fut aussi la découverte que mon sexe s’était bien durci au moment de l’action. Ce n’était pas la première fois que cela arrivait, bien sûr il se manifestait de temps en temps, surtout la nuit dans des rêves que je ne guidais pas et dont je ne gardais pas toujours le souvenir. Je dirais que cette fois-là, il m’accompagnait en direct. Ensuite, ma main s’attarda sur le porte-jarretelles. Je palpais une des jarretelles, une de ces jarretelles de l’époque, bien moins discrètes que celles d’aujourd’hui et qui formaient des bosses pour un rien sous le tissu tendu des jupes. Sous la main, on avait l’impression qu’elles étaient immenses, je sais c’est un effet de l’imagination, mais c’était ainsi.
– Je vois ce que tu veux dire, rigola Marly, en promenant sa main sur la jupe d’Isabelle. Ah quelle perte de temps! Il faut chercher et encore chercher et parfois on revient bredouille.
Isabelle se tourna vers Marly en lui lançant un regard peu amène, aussitôt remplacé par un sourire.
– Serait-ce à dire que tu fréquentes d’autres femmes que moi, car je mets toujours des bas !
– Ce n’est pas vrai, l’autre jour quand tu étais dans ton bain, tu n’en portais pas.
– J’en mettrai la prochaine fois, à condition que tu me frottes uniquement le dos !
– S’il y a trop de mousse, je ne réponds de rien !
– Ah ça, j’ai bien des fantasmes, aussi vrai que je m’appelle Léo, mais je n’ai jamais demandé à une dame de se baigner en petite tenue, du moins aussi loin que remontent mes souvenirs. Madame Lecoultre ne prenait pas son bain, mais je ne savais pas qu’elle surveillait mon petit manège. Au bout d’un moment elle se manifesta.
– Oh le petit coquin, il s’intéresse à mes dessous, tu n’en vois pas assez dans le magasin de tes parents ?
– Le moins que je puisse dire, c’est que je me suis trouvé très con. Je n’osais pas lui dire que les dessous du magasin je m’en foutais un peu, que c’était les siens qui m’intéressaient plus particulièrement. J’étais dans une drôle de situation, je la voyais aller tout raconter à mes parents. Mais elle était plus maligne que moi.
– Viens un peu ici, je crois que tu mérites une punition. Allez, approche, dit-elle avec une invitation de la main.
– Je m’avançai tout tremblant vers elle. Je ne crois pas que c’était la trouille, plutôt une excitation supplémentaire. J’avais une excuse pour de l’approcher de près, puisqu’elle me le demandait. Je n’imaginais pas ce qui allait se passer. Elle entra dans les détails.
– Je vois que je te fais de l’effet, ou du moins mes dessous t’en font. C’est quoi cette bosse sous ton pantalon ?
– Alors là, je me suis trouvé encore plus con. Elle savait très bien ce que c’était, mais elle voulait voir jusqu’où j’oserais me révéler. Par manque de réponse de ma part, elle ne lâcha pas.
– Tu sais que c’est très vilain ce que tu as fait. Si je disais tout à mon mari ?
– Oh non madame il serait furieux, il en parlerait à mes parents, c’est ce que je lui ai répondu.
– Je veux bien ne rien dire, mais tu devras te faire pardonner. Tu sais, j’ai moi aussi mes petites fantaisies.
– J’étais bien coincé, la seule résolution que je pouvais prendre si je voulais que cela reste entre nous, c’est d’accepter ce qu’elle allait me proposer. Bien que je n’avais pas beaucoup d’expérience avec les femmes, il me semblait deviner quelques trucs. Je me demande si l’achat des tissus n’était pas un prétexte pour m’amener cher elle, me laisser seul devant ses dessous une autre de ses idées qui ne devait rien au hasard. J’étais certain que le punition ne serait pas le nettoyage de son appartement avec une brosse à dents ou lui couper des légumes pour sa ratatouille.
L’équipe se demanda quel supplice avait réservé madame Lecoultre à son jeune Léo. Un supplice, sans doute pas, car ce cher Léo n’aurait jamais abordé le sujet. Tous savaient que parfois les expériences involontaires de la jeunesse se transforment en fierté quand les adultes les racontent.
– Planté devant elle, j’attendais l’averse, je ne savais pas si elle serait glaciale ou bienfaisante. Au fond de moi-même, je n’avais qu’un désir, me blottir dans ses bras. Je voulais découvrir quel effet cela pouvait faire d’avoir une femme tout près de soi. Je n’avais jamais connu cela à part ma mère quand j’étais petit. Elle me tendit son bras et m’attira à elle en me regardant droit dans les yeux d’un air plutôt sévère.
Léo fit revivre la scène avec une chose qu’il n’avait jamais auparavant, celle d’imiter une voix de femme, un art qu’il réussissait étonnamment bien.
– Tu sais, c’est pas beau de mettre tes pattes toutes sales sur la lingerie des dames quand elle vient d’être lavée. Tu aimes toucher les bas ? Alors touche les miens !
– J’hésitais, alors elle me prit la main et la posa sur sa jambe. Le contact avec son bas me parut une sensation merveilleuse. J’avais une ou deux fois touché un bas, mais jamais quand il était tendu sur une jambe de femme. La sensation était complètement différente, j’avais aussi la chaleur de son corps qui me parvenait au travers de sa jambe. J’en étais presque étonné, j’avais imaginé bien des choses mais pas celle-là. Une autre chose m’étonna, son parfum. Je ne sais pas ce qu’elle mettait pour sentir bon, mais je crois que si cela avait été de l’alccool, j’aurais ramassé ma première cuite !
– Et tu as passé la soirée avec ta main sur son bas, ironisa Marly.
– Eh bien non ! Il est clair que j’avais les mains bien moins baladeuses que par la suite. Ce fut elle qui annonça la suite du programme. Elle remonta un peu sa robe en découvrant juste la lisière de ses bas. Elle me prit encore la main et la posa plus haut. Cette fois ma timidité s’envola, je me mis à lui caresser la jambe, bordel quel extase! Petit à petit, elle écarta les jambes. J’avais une vue imprenable sur sa culotte noire. Je voyais aussi ses jarretelles, d’un blanc qui me semblait éclatant. Je m’enhardis à mettre mes mais dessus et à les pétrir comme si je voulais en faire sortir du jus.
Léo avait le visage presque congestionné. Même la dernière cigarette ne semblait pas parvenir à ramener un semblant de calme dans ses pensées. Marly le remarqua.
– Tu ne vas pas nous faire un court jus, on dirait que t’as les doigts dans la prise ?
– A propos de jus, sur le coup, c’est le mien qui est sorti, j’ai arrosé sec dans mon slip. Elle s’est bien doutée de ce qui était arrivé. Elle m’a regardé avec un sourire moqueur et a ajouté :
– Ah le petit malpropre, il a sali sa culotte, quel petit cochon, ça t’apprendra à jouer avec les dames à des jeux vilains !
– Des jeux vilains, interrompit Marly, elle pousse le bouchon un peu loin !
– C’était aussi mon avis. Mais, j’ai su après ce moment-là que cela faisait partie de son petit jeu, elle voulait m’humilier. Et vois Isabelle, vous en pensez quoi?
– La première fois que je me suis fait briser les scellés de dame nature, j’avais joué un peu le même jeu, mais avec un officier de l’état-major de mon père, l’étage à mort comme il disait. Un de ces jeunes lieutenants, auquel j’avais envie d’allumer pour ne jamais l’éteindre. C’est moi qui me suis fait avoir, il a pu mener son histoire jusqu’au bout, les pantalons sur les chaussures. En fait, j’ai toujours détesté les militaires, même si papa en était un. Il a bien été le seul militaire pour qui j’avais de l’amour, un amour filial, mais amour quand même. Après, mon aventure, j’étais presque folle de rage. Evidemment il a continué à me tourner autour, mais je lui ai fait comprendre que papa était général et lui sous-lieutenant.
– Ma pauvre Isabelle, crime et châtiment immédiat. L’envers de moi, on m’avait allumé et j’étais la victime. Mais attendez, j’ai pu me venger sous une forme inattendue.
– Dis-donc Léo, c’est pas pour dire mais je crève de soif, je verrai bien encore un coup de champ, je le prends à mon compte.
– Mon ami Seiler, tu parles peu mais bien. Il est vrai que je parle beaucoup plus, c’est moi qui ai sans doute le gosier le plus sec, mais m’écouter doit aussi donner soif. Et puis c’est un peu la fête ce soir, on est entre amis, on devrait arriver à quelque chose.
– J’espère bien, ajouta Marly. J’ai une sacrée confiance en mes potes communistes outre-pyrénées. Ce sont parfois des mecs avec un peu des idées bizarres, ils vendraient leur âme pour finir en enfer. Je dois admettre qu’ils sont fidèles en amitié. Sans eux, je ne serais sans doute pas revenu de là-bas. Des mecs qui arrivent à te donner un bout de pain quand ils pèsent 35 kilos et qu’ils crèvent la dalle, chapeau !
– Tu sais, glissa Seiler, la politique je m’en fous. Ce que j’aime bien chez les cocos, c’est que j’en ai jamais rencontrés dans le milieu. Je crois qu’ils sont plus propres que les autres, ils luttent pour un monde meilleur, du moins c’est ce que leurs utopies laissent croire. Je crois aussi que les vrais résistants, ceux des premières heures se trouvent dans leurs rangs.
– Papa l’était aussi, ajouta Isabelle, mais lui il s’est taillé en Angleterre. A ses yeux, la révolution ne peut que se faire dans l’ordre. Je sais, c’est des idées de conservateurs, mais il ne manquait pas de courage, il a participé au débarquement en commandant une unité.
Léo était un peu agacé par la tournure que prenait la conversation. Il est vrai que lui n’avait aucun acte de bravoure à son actif. La guerre, il l’avait faite en chantant, pas vraiment des hymnes pour la résistance. Il avait même chanté devant l’occupant, en dehors de toute considération entre le bien et le mal. Il avait juste chanté devant un public, il se foutait éperdument de savoir s’ils avaient un uniforme, étaient des cons ou des braves types. Du moment qu’ils pouvaient avoir eu un peu de rêve en l’écoutant, cela lui suffisait. Il était intimement persuadé que s’il n’avait pas mis son grain de sel dans tout ce bordel, c’était non par lâcheté, mais par dégoût. Il trouva, après avoir demandé une autre bouteille, la conclusion qui s’imposait :
– A chacun sa guerre, avant qu’elle débute, j’avais d’autres soucis. J’avais mon pucelage à fourguer et la dame Lecoultre me semblait une acheteuse intéressante. J’étais prêt à lui octroyer un rabais ou des traites mensuelles. J’avais cette idée dans la tête sans trop penser que j’étais encore bien jeune pour jouer à certains jeux. Un ou deux copains d’école m’avaient dit qu’ils l’avaient déjà fait, je crois qu’ils se vantaient un peu, je n’étais pas sûr, mais je voulais me hisser à leur hauteur. Bon, j’avais déjà payé un acompte au bénéfice de mon slip, je me sentais tout merdeux, mais à cet âge-là c’est comme les fusils automatiques, il y a toujours une cartouche dans le canon, prêt à faire feu !
– L’image est belle, rigola Marly. Tu aurais fait un sacré soldat avec le zizi au clair, partant à l’assaut de la forteresse ennemie.
– J’étais au pied de la forteresse, j’attendais que le pont-levis se baisse, mais il devait y avoir les chaines un peu rouillées car rien ne bougeait. La belle me regardait avec son sourire enjoliveur, mais je devinais quand même un trouble en elle. Pour finir, je me suis avancé, mon visage en face du sien, les yeux dans les yeux. Elle a sorti le bout de sa langue et m’a dit :
– Tu sais ce que l’on fait avec ça ?
– Ben oui, on parle !
– Mais encore ?
– On peut rouler des galoches !
– Ah tu sais ça ?
– Ben ouais !
– Il y a encore d’autres usages…
Cette fois-ci ce fut Isabelle qui se mêla à la conversation. Jusqu’ici, elle avait plutôt écouté sans trop manifester une approbation ou son contraire. Son visage était figé dans une ébauche de sourire. Léo la regardait de temps en temps. C’était avec elle qu’il avait le plus de doute sur la pertinence de ses propos. Il la connaissait seulement depuis quelques jours. Il se foutait de ce que pouvait penser Marly, avec son passé de déporté, il lui en fallait sans doute plus. Avec Seiler, c’était encore mieux, son rôle de lieutenant dans le milieu devait l’avoir blindé au-delà de toutes considérations pudiques ou philosophiques. Non, c’était bien Isabelle qui pouvait lui poser lui poser un problème. Les histoires de femmes en bas nylon qui exposaient leurs jarretelles à la vue de tous, elle connaissait cela par cœur, on pouvait même la considérer comme pratiquante si cela avait été une religion. Léo pour une fois s’était laissé embarquer à raconter des souvenirs un peu plus précis, il le regretta presque. Sa grande expérience des femmes le confortait dans quelques certitudes qui lui étaient personnelles. Il avait constaté que les plus extrémistes, les furies du plumard, étaient souvent celles qui n’avaient pas l’air d’y toucher dans le vie de tous les jours. Quand elle manifesta l’intention de parler, Léo en eut presque un soupir de soulagement, il allait savoir dans quelle catégorie la classer.
– Monsieur Léo, commença-t-elle…
Léo saisit la balle au bond, il joua son atout.
– On pourrait se dire tu, non ?
– Si tu veux, mais à la manière que j’ai apprise en Suisse.
– Ah il y a une manière suisse de se dire tu, tu y as séjourné ?
– J’y ai séjourné car mon père a été un moment attaché militaire à Berne, il avait profité de m’emmener avec lui, il pouvait emmener femme et enfants. Là-bas, ils ont une manière particulière de passer au tu, ils appellent ça faire schmolitz.
– Faire quoi ?
– Faire s-c-h-m-o-l-i-t-z !
– Cela consiste en quoi ?
– Eh bien, un verre de vin à la main, très souvent du blanc, l’un à côté de l’autre en croisant les coudes de la main tenant le verre, ils le vident cul sec. Cela s’accompagne en général d’une bise si les personnes sont de sexe opposé.
– Du blanc, et cela marche aussi avec le champagne ?
– Tu sais, les Suisses ne sont pas spécialement des buveurs de flotte, toutes les occasions sont bonnes pour ouvrir une bouteille. Dans ce cas précis, tout ce qui ne ressemble pas à de l’alcool est strictement interdit. Le champagne est donc autorisé.
– Alors dans ce cas, allons-y !
Léo remplit les flûtes, ils se levèrent et s’approchèrent l’un de l’autre. Isabelle guida la manœuvre sous l’œil amusé de Léo. A l’unisson, le champagne disparut dans les gosiers, suivi de la bise que Léo ne manqua pas de coller sur la joue d’Isabelle, respectant ainsi la tradition.
Seiler en profita pour demander à Isabelle de faire la même chose avec lui. Il se dit en rigolant intérieurement qu’il avait offert la bouteille et que c’était le moyen d’en profiter. Il trouvait cette coutume charmante, plus appropriée avec une dame, une sorte de demande en mariage grammaticale. Dans le milieu le tutoiement était de rigueur, s’il n’y voyait rien à redire avec les hommes, cela l’avait parfois gêné avec les dames. Et puis il se sentait proche d’Isabelle, elle avait et allait apporter de la lumière dans une des énigmes de sa vie, pourquoi et comment était morte sa demi-soeur.
Le bistrot était presque désert, diable l’heure avançait, la poignée des habitués encore présente regarda le manège d’un air intrigué. Décidément depuis quelques temps, tout semblait chamboulé en ces lieux. Léo n’était presque plus derrière son comptoir, il ne cessait de parler avec Marly, ce dernier ne se tenait plus dans son coin, son éternel livre ouvert posé sur la table. Et puis il y avait Isabelle, que chaque client ne manquait pas de scruter, l’œil admiratif ou lubrique selon les cas. C’était quand même sur les jambes qu’ils s’attardaient le plus, des femmes qui portent des bas à couture, il n’y en avait plus tellement. En fin connaisseurs, ils savaient bien que les jolis secrets qui se cachaient sous ses robes étaient de ceux qui ne pouvaient que leur rappeler de bons souvenirs. La mode, cette foutue mode, capable de meilleur comme du pire était passée par là.
– Dis donc Isabelle, tu voulais me dire quelques chose tout à l’heure, sourit Léo.
– Je voulais te dire que ta madame Lecoultre était une belle petite dévergondée, profiter ainsi d’un innocent jeune homme. Et sa langue, elle t’a montré tout ce que l’on pouvait faire avec ?
– C’est là que j’ai eu ma vengeance. Avec un truc presque impensable au vu de l’âge que j’avais.
Une vengeance, voilà qui pourrait paraître un grand mot dans une situation où un même pas adolescent a ses premiers émois avec une femme bien réelle, mais qui pourrait être sa mère. Tout ce qui lui arrivait, il ne l’avait pas vraiment cherché. Contempler et toucher les bas, les culottes, les porte-jarretelles qui s’offraient à son regard sur le sèche-linge, cela lui avait paru suffisant pour le combler. Mais il avait fallu qu’elle l’observe et le prenne en flagrant délit. Tout s’était enchaîné, tantôt menaçante, tantôt charmeuse, il était devenu la victime ne sachant trop que faire. La vantardise des copains dans la cour de l’école lui semblait maintenant une belle blague, un instant il avait cru pouvoir entrer dans le jeu de la dame, mais il ignorait encore trop de choses à part promener sa main sur ses bas et voir un bout du culotte. A son moment d’intensif plaisir, sa première éjaculation devant une dame en chair et os, avait succédé une vive angoisse. Soudain il aurait voulu être à mille lieues de cet appartement qui ressemblait trop à une toile d’araignée dans laquelle il était pris. Léo pouvait bien en rigoler maintenant, il le fit pour lui-même tout en poursuivant son récit.
– La dame baissa la culotte et attrapa mon sexe.
– Tu vas voir, me dit-elle, tout ce qu’on peut faire avec une bouche.
Au moment où elle avait fini de dire cela, un monsieur entra dans la chambre, c’était son mari que je connaissais pour l’avoir vu avec elle. Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il fut assez surpris du spectacle. Sa femme à genoux devant un jeune garçon avec la culotte sur les souliers. Il me regarda d’un air triste, s’approcha de sa femme et lui tourna une paire de baffe magistrale. Il la fixa dans les yeux et lui fit un discours de circonstance.
– Tu y tiens à tes petits jeunes, tu vas finir par me foutre dans la merde avec tes histoires. La fois d’avant tu m’avais dit que c’était un accident, qu’il t’avait dragué et tout le reste. Et celui-ci, il t’a aussi dragué, j’imagine, il a tout à fait l’âge pour. Encore l’autre, il pouvait passer pour un jeune en chaleur, mais si tu as pris un billet pour les ballets bleus, je vais te le faire bouffer !
– J’ai compris que la belle était une amatrice de jeune chair et qu’elle n’en était pas à son coup d’essai. J’ai songé que mon histoire aurait pu tourner au vinaigre. Imaginez, la femme du pion qui se tape ses élèves, il y a de quoi se faire virer de son boulot avec un petit scandale à la clé. Pour ma part, ce mari qui m’avait fait peur, auquel elle me menaçait de conter mes incartades, me sembla tout à coup un pantin dont les ficelles étaient dans mes mains. A vrai dire, il me faisait pitié. Je ne comprenais à peu près rien au monde des adultes, mais je savais que la balle était dans mon camp.
– Et qu’a fait son mari ? questionna Marly
– Il m’a pris à part et il m’a demandé si j’avais été choqué par ce qui s’était passé. Je lui ai répondu que non. Je lui ai quand même raconté ce qui s’était passé, surtout ma petite exploration dans les affaires de madame. Il m’a écouté en hochant la tête dans un signe d’approbation.
– En fait, il était bien plus emmerdé que toi ?
– Oui on peut dire ainsi. Il m’a demandé si j’en avais tiré un certain plaisir, ce que je n’ai pas nié, faut être honnête. Il avait quand même sa petite idée derrière la tête, car il m’a demandé si j’avais l’intention d’en parler à mes parents. Il m’a expliqué que si cela était, il risquait d’y avoir des problèmes, surtout si cela se savait dans l’école où il enseignait.
– Et puis il pouvait y avoir des suites judiciaires, sa femme risquait de finir en taule.
– Je crois que oui. Alors je lui ai dit que je fermerais ma gueule, à condition qu’il en fasse de même et que sa femme se tienne à carreau. Il m’a remercié et m’a dit que je devenais un homme. Pour ma part, je n’allais pas devenir un maître chanteur. J’avais ma petite vengeance, je pouvais la regarder d’un autre œil, celui d’un homme, celui qui sait !
– Et tu les as revus par la suite ?
– Sa femme, comme par hasard n’est plus venue au magasin. Lui, je l’ai rencontré une ou deux fois dans la rue. Il m’a même emmené boire une menthe à l’eau une ou deux fois. Nous n’avons jamais reparlé de l’histoire, mais il aimait bien me poser des questions sur ce que je devenais, je faisais, ce que j’aimais. C’était plutôt un type sympa.
– Et sa femme, tu l’as jamais revue ?
– De loin, mais attendez ce n’est pas tout à fait fini.
Léo alluma encore une cigarette, la précédente venait à peine d’être écrasée dans le cendrier. Souvent il pensait qu’il fumait trop, sa femme le lui reprochait parfois. Mais c’était ainsi, cette sacrée clope lui hantait l’esprit. Il aurait plus facilement renoncé à l’apéritif. Il buvait certes pas mal, mais cela faisait un peu partie de son métier. Un avocat doit parler, un bistrotier doit boire, c’était son excuse mais aussi sa manière de ne pas vexer sa clientèle quand il était inclus dans la tournée suivante. Tout en boutant le feu à son mégot, il repensa un instant à la question de Marly. Elle lui causa une certaine gêne, mais il voulait donner une réponse la plus claire possible, sans aucun parti pris.
– Quand cela a commencé à bien marcher pour moi, je tournais pas mal à travers la France. Je devais être ce que l’on peut appeler une vedette, un personnage pas toujours très accessible pour le simple passant. En réalité, je n’étais pas vraiment comme cela, on me l’imposait plus que je l’aurais voulu. Bon, quand j’emmenais une de mes conquêtes d’après concert il fallait me foutre la paix, mais je crois n’avoir jamais refusé un autographe. Un soir, je donnais un concert à Trouville, il me semble que c’était dans une annexe du casino. Pendant la séance de dédicaces, une jolie femme est venue me demander un autographe en me donnant son prénom, elle s’appelait Sandra. Pendant que je signais, elle me demanda si le nom de Lecoultre me rappelait quelque chose.
-Je crois pouvoir dire que oui, ironisa Marly.
– Evidemment, mais je voulais quand même savoir si c’était bien ceux que j’avais connus. Après quelques précisions, j’ai vu qu’il s’agissait bien des mêmes. La miss me demanda si j’avais un moment à consacrer au monsieur que j’avais connu, apparemment seul comme je l’ai compris. Comme je n’avais pas encore vraiment fait de touche ce soir-là, j’ai accepté en lui disant qu’il pouvait venir me trouver à mon hôtel un peu plus tard. J’étais curieux d’avoir de ses nouvelles et j’ai compris que ma demandeuse d’orthographe serait avec lui, sans doute son amoureux.
-Je me mets à ta place, j’aurais été tout autant curieux.
– Pour une fois je suis rentré à mon hôtel seul, je voulais lui consacrer un moment en tête à tête, d’autant plus qu’il avait été sympa avec moi. Pendant que je les attendais, je me suis remémoré tout cette histoire que j’avais un peu oubliée.
– Finalement ils sont arrivés, il est venu vers moi, un brin d’émotion dans la voix il m’a remercié d’avoir accepté cette rencontre. Il y avait bien vingt ans que je ne l’avais pas vu, il n’avait pas trop changé, un peu grisonnant et c’est tout. Il m’a présente la dame qui avait sollicité la rencontre comme étant son amie, ce qui pouvait laisser supposer que sa femme n’était plus avec lui. J’ai supposé que s’il voulait me rencontrer c’est justement pour me parler d’elle.
– Je pense que tu étais aussi curieux d’en savoir plus, affirma Seiler.
– En effet, mais je fus étonné d’apprendre comment cela avait fini. Contrairement à ce que j’avais pu supposer, il avait continué à vivre avec elle après ma fameuse histoire. Le 16 juillet 1942, cela ne vous rappelle rien ?
– La rafle du Vel’ d’Hiv ? suggéra Marly.
– Je vois que tu connais bien ton histoire. Ce jour-là, la police est venue arrêter la femme à Lecoultre qui était juive. Lui n’était pas là, il effectuait un remplacement dans un collège privé près de Lille. Il était toujours dans l’enseignement, mais il avait été mis à l’écart et survivait comme il pouvait. Grâce à un copain, il avait trouvé cette place loin de chez lui.
– Il était juif ?
– Non pas du tout. D’après ce que j’ai pu comprendre, ils se foutaient complètement des idées religieuses. Il n’en reste pas moins que pour l’état civil, elle était de descendance juive par ses parents. Pour cette bande de cons, cela suffisait amplement !
– Elle a été déportée ?
– D’après ce qu’il a pu savoir sur le moment, oui. Ce sont des voisins qui l’ont prévenu de ce qui était arrivé. Il est certain qu’il n’a jamais revu sa femme. Il a bien essayé d’en savoir plus, mais personne ne savait rien comme d’habitude et puis on ne pouvait pas porter plainte.
-Donc il ne l’a jamais revue ?
Léo aurait bien voulu mentir à ce moment-là. Il se devait à la vérité, il savait comment avait fini madame Lecoultre.
– Il ne l’a jamais revue, elle est morte en déportation à Ravensbrück. Il ne l’a appris qu’après la libération des camps. Un jour il a reçu une lettre de la Croix Rouge, l’informant de venir se présenter dans les bureaux installés à l’hôtel Lutetia. Il s’y rendit un peu étonné, il ignorait le rôle qu’elle jouait dans le rapatriement des déportés. On le mit en rapport avec une personne qui officiait dans le centre avec un titre d’aide administrative. Elle s’occupait justement de celles qui avaient séjourné à Ravensbrück. Ayant elle-même vécu quelques mois dans le camp, elle n’était pas trop mal en point ayant eu la chance d’obtenir un poste d’infirmière au Revier, car elle parlait parfaitement l’allemand. Le Revier était ce qui tenait lieu d’hôpital dans les camps, un endroit sinistre sans réels soins, soit on guérissait, soit on crevait, les miracles tenaient lieu de médicaments.
– C’est tout à fait ce que tu dis, confirma Marly. Celui de Dachau était tout aussi sinistre, mieux ne valait ne pas y entrer si on avait une chance de s’en sortir autrement. Il y avait encore des illusionnés qui croyaient qu’on allait les envoyer dans un vrai hôpital. Combien se sont fait piéger par la propagande. Avec les communistes on savait à quoi s’en tenir, on se démerdait avec les moyens du bord, on aurait plutôt cassé la gueule à celui qui avait l’intention d’y aller.
– L’infirmière en question a assisté aux derniers instants de la femme à Lecoultre. Elle a promis qu’elle avertirait son mari si jamais elle en réchappait, elle avait noté mentalement son adresse qui était toujours valable quand elle est revenue.
– Et ton pote comment il s’en est sorti ?
– Eh bien, il a pu reprendre du service dans l’enseignement après la guerre, je crois que la France lui devait bien cela. C’est ainsi que quelques années plus tard, m’ayant reconnu sur une affiche, après s’être renseigné, il est venu me trouver à un de mes concerts. Encore un que je n’ai jamais revu après cette soirée, j’ai perdu sa trace. Quoi qu’il en soit, je garde de lui un souvenir attendri et parfois je repense à sa femme, peut-être a-t-elle eu une pensée pour moi au moment d’aller de l’autre côté ?
– Désolé de terminer sur une notre triste, mais je crois que l’on ferait mieux d’aller se coucher, il n’y a plus de clients et ta serveuse bâille à se décrocher la mâchoire. Elle a déjà dix fois compté la caisse !
– Tu as raison Marly, je suis crevé et je vois notre ami Seiler qui en a aussi assez. Bonne nuit et on attend les nouvelles !
Les nouvelles, voilà ce que Léo guettait avec une certaine impatience. L’équipe se retrouvait quand même tous les soirs derrière une table, Seiler avait gagné ses galons d’ami dévoué à la même cause. Il n’était pas le dernier à rigoler des blagues des autres et à offrir une tournée. Même si ces retrouvailles tournaient autour d’une sordide histoire de meurtre, la tristesse n’était pas la règle. Il y avait les histoires à Léo, les anecdotes à Seiler sur son passage dans le milieu en tant qu’observateur, les commentaires de Marly, et ceux toujours pertinents d’Isabelle. Que pouvait-on faire de plus en attendant, des prières ?
Il se passa une semaine sans rien de particulier. La police ne se manifestait pas, on ne savait pas si elle étudiait sérieusement la piste espagnole, Léo doutait qu’ils aient tenté quelque chose. Seiler était sûr que non, Marly très sceptique. La plus déterminée restait Isabelle, elle avait même envisagé de relancer son père. Il avait encore quelques relations dans les ministères, un général de carrière, ça ne rentrait pas dans l’anonymat d’un claquement de doigts.
Sur le coup de midi, dix jours après la longue soirée, Marly entra en trombe dans le bistrot, commanda un blanc en passant devant le comptoir, un blanc volant comme il disait, et vint s’assoir à la table de Léo qui était en train de casser la croûte, une assiette de tripaille devant lui. A la mine de Marly, il devina qu’il y avait du nouveau.
– Tu as lu dans le journal que Singer donnait un concert à l’Olympia ?
– C’est presque ça !
– Dis-moi tout !
– Mes potes communistes ont fait du bon boulot, il ont localisé Singer dans un bled près de Saragosse appelé Quinto.
– Connais pas, mais c’est déjà ça !
– Le plus merveilleux, c’est qu’ils croient savoir qu’il vient donner un concert la semaine prochaine en France, à Pau !
Léo marqua sa surprise, pour une nouvelle, c’était une nouvelle. Il pensa que les Espagnols à Marly étaient de bons détectives, bien qu’ils aient la police en horreur. Une fois de plus, les communistes étaient une bande d’illuminés dans son appréciation personnelle, mais si le renseignement était exact, il ne manquerait pas de lever son chapeau. Cette nouvelle, il l’avait attendue, espérée, mais maintenant, il était plus embarrassé qu’autre chose.
Il regarda Marly avec un air de suspicion.
– Le renseignement est sûr ?
– Ce ne fait pas de doute, il est bien localisé. Un camarade enquête sur le concert, car il semblerait que c’est un concert privé, enfin plutôt une animation musicale, mais on devrait avoir la réponse très vite.
– Et si cela se confirme ?
– Il me semble que ce sera plutôt aux flics de jouer. Ils pourront lui mettre la main dessus, c’est ce qu’ils désirent, non ?
– Encore faudra-t-il que l’information leur parvienne…
– Oh ça c’est déjà fait, Laverne est au courant, il va passer tout à l’heure.
– Bien on va l’attendre, tu restes aussi, tu veux manger un morceau ?
– C’est pas de refus, j’ai encore rien bouffé, il y a encore de la tripaille en cuisine ?
– Cela devrait pouvoir s’arranger. Marie-Thérèse apportez donc une assiette à mon ami Marly !
– Tu sais où est Seiler ?
– Pas vraiment, mais j’ai son téléphone, tu as envie qu’il vienne ?
– Oui, d’abord c’est lui qui nous a mis sur la bonne piste côté espagnol. Ensuite, si jamais il faut mettre la main sur Singer, c’est le plus à même de l’identifier, il l’a vu récemment. Souviens-toi, c’est lui qui a fait le lien entre tes photos et la rencontre au bal près de Pau. Si l’orchestre annoncé vient, si Singer n’y figurait pas, on aurait l’air fin. Et puis, il doit sûrement avoir des faux papiers, pas si con le mec. Le nom de l’orchestre existe toujours, mais rien ne nous dit qu’il en fait encore partie, bien que je n’imagine pas trop que Singer-Gersin a abandonné son équipe et qu’ils exploitent encore son nom.
– Tu sais quand devrait arriver Laverne ?
– Il devrait passer vers trois heures, il avait un truc à terminer, mais je crois qu’il est impatient de venir nous dire bonjour.
– Dans ce cas, je vais téléphoner à Seiler, il devrait être à sa boutique, je vais lui demander de venir.
– Oui c’est ça, on verra bien ce qu’il dit.
Marly salua silencieusement l’arrivée de l’assiette de tripaille. Il regretta juste qu’elle ne fut pas préparée exactement comme il avait l’habitude de la manger. Une manière que sa copine avait ramenée de son séjour en Suisse. Là-bas, ils avaient l’habitude de servir avec une vinaigrette, une sauce verte, de la mayonnaise et de boire un petit blanc sec, mais les tripes à la mode de Caen c’était pas mal non plus. Il frémissait d’avance sur ce qu’il supposait la suite des événements.
Il constata une fois de plus que la vie réserve des surprises au coin de la rue. Il ne pouvait s’empêcher de penser, quand il tournait à droite au coin de la rue, ce qu’il se passerait s’il tournait à gauche. Quand il était dans la résistance, il fut arrêté par un de ces coups de malchance qui sont le fruit du hasard. Son arrestation aurait sans doute eu lieu plus tard ou jamais, s’il n’avait pas plu ce jour-là.
En ce moment il était dans le même état d’esprit. Les talons de sa compagne avaient allumé la mèche de cette bombe à retardement. Pourquoi les porta-t-elle le fameux soir, alors qu’elle ne les mettait pas souvent ? Pourquoi avait-il fallu qu’ils se donnent rendez-vous chez Léo, justement la seule personne au monde qui pouvait savoir qu’ils avaient une histoire peu banale à raconter ?
Cela faisait beaucoup de points d’interrogation auxquels il fallait ajouter tous ceux n’avaient pas manqué de danser dans l’esprit de ces détectives improvisés.
– J’ai pu avoir Seiler au bout du fil, il arrive ventre à terre, affirma Léo en s’asseyant.
– Il sera certainement en retard, car Laverne est en avance sur l’horaire, le voici qui traverse la rue.
Léo tourna sa tête en direction de la rue comme s’il voulait une confirmation des paroles de Marly, pas qu’il doutait de sa parole, mais juste pour deviner quelle pouvait être l’humeur du nouvel arrivant. Il gardait de Laverne un souvenir inégal. Un flic pour Léo, c’était un flic. S’il gardait un souvenir plutôt reconnaissant de ceux qui avaient croisé son chemin de vedette à la grande époque, il avait depuis un peu reconsidéré sa position. C’était maintenant plus des faiseurs d’embrouilles quand il ne fermait pas son bistrot assez tôt ou que sa voiture était mal garée. Il ne savait pas encore où situer Laverne, plutôt un ami puisqu’il pouvait aider sa cause, mais il n’était pas tout à fait sûr de sa sincérité. Il trouvait que les flics ont toujours des idées derrière la tête. C’est à voir.
Laverne poussa la porte et balaya le bistrot de son regard. Quand il aperçut Léo et Marly, il leur fit un signe de main et se dirigea vers eux.
– Bonjour messieurs, comment allez-vous !
– Très bien et vous, répondirent-ils presque en chœur.
– Un blanc sec ? demanda Léo.
– Avec plaisir, vous reprenez la même chose ?
Ils répondirent d’un signe de tête affirmatif.
Léo fit monter Laverne d’un cran dans son estime. Un flic qui offrait un verre alors que beaucoup estimaient qu’ils devaient boire gratuitement, c’était suffisant pour apaiser quelques doutes chez Léo.
– Je crois que vous avez du neuf d’après ce que m’a dit monsieur Marly ?
– En effet, mes amis espagnols sont à peu près sûrs que Singer va venir donner un concert en France, du moins faire une animation musicale.
– D’après ce que vous m’avez dit, c’est à Pau ?
– Le lieu est sûr, mais on ne connaît pas encore l’endroit exact, aucune affiche n’annonce un concert quelconque, du moment que c’est privé.
– Vous savez comment vos amis ont pu être au courant qu’il venait ?
– Oh vous savez ce sont des marioles, vous n’ignorez sans doute pas que ce sont des communistes qui luttent contre le pouvoir de Franco ?
– En effet, j’avais cru comprendre cela !
– Ils ont un service de renseignements digne de la meilleures des polices. Certains sont mêmes allés en Allemagne de l’Est pour se perfectionner, c’est vous dire. Donc, ils ont repéré Singer alias Garcin dans un petit bled près de Saragosse. A partir de là, ce fut assez facile de suivre ses déplacements. Il est avéré qu’il vit plus ou moins de sa musique en faisant des bals un peu partout. Il tourne principalement avec deux autres musiciens, un bassiste et un batteur. Un jour le trio s’est rendu à Saragosse, on a pensé à un concert, mais cela n’était pas le cas. Ils se sont séparés arrivés à la gare.
– Et qu’ont-ils fait, chacun a été suivi ?
Léo sourit, le flic dans toute sa splendeur, pensa-t-il. L’angoisse du pisteur qui suit trois suspects qui se séparent. Lequel suivre ?
Pour lui, le problème se poserait autrement. Deux filles portent des collants et une des bas, mais il ne sait pas laquelle. Alors qui draguer ?
Marly attrapa le sourire de Léo au vol. Il n’en connaissait pas la raison, mais soupçonna qu’il avait reconnu comme lui un trait de caractère propre à un détective, la peur de perdre la piste.
Marly avait bien vu, mais il ignorait que Léo avait replacé l’enquête sur une piste en bas nylon. Il poursuivit à l’intention de Laverne :
– Je crois qu’ils ont fait du boulot en ordre. Celui qui a pisté le trio dans le bled les a suivis jusqu’à la gare. Le chef de gare, qui est un pote à eux, a signifié qu’ils avaient pris un billet pour Saragosse. A l’arrivée, trois autres potes les attendaient, ainsi chacun a pu s’occuper de l’un ou l’autre.
Et ensuite quand ils se sont séparés ?
– Singer s’est rendu chez un médecin, peut-être souffrait-il. Le bassiste s’en rendu dans un bistrot un peu louche et a joué aux cartes avec des copains. Le batteur, lui, est resté dans la gare et s’est rendu vers un guichet en se mettant à la queue, collé par notre pisteur. Le moment venu, il a clairement entendu qu’il réservait trois places dans le train de vendredi pour Pau, en fait avec un changement de train à Canfranc. Selon toutes déductions, cela devrait être avec le train qui arrive à 14h30 à Pau, qu’ils devraient arriver.
– C’est du beau boulot, reconnut Laverne. Si jamais ils cherchent du travail en France, la police leur ouvre les bras.
Marly rigola, devinant qu’il lançait une boutade, la chose étant certainement impossible.
– Mais dites-moi mon cher Laverne, depuis notre dernière rencontre, avez-vous du neuf de votre côté.
Laverne attendait la question, il avait plus ou moins préparé la réponse.
– Bien sûr, nous avons contacté la police espagnole. Comme vous vous en doutez, la chose est plus empreinte de courtoisie du côté espagnol que d’efficacité. Ils ont un peu l’air de se foutre de ce que peut faire Singer chez eux, du moment que ce n’est pas un activiste politique et que d’autre part nous n’avons pour l’instant rien de sérieux à lui mettre sur le paletot. Nous n’avons que des soupçons. Pour les Espagnols, c’est une personne que nous souhaiterions entendre pour une affaire qui ne le concerne peut-être pas vraiment.
Léo et Marly se regardèrent, c’est bien ce qu’ils avaient pensé.
– De toute manière, le problème n’est plus là, ajouta Laverne. On sait qu’il va venir, du moins c’est plus que probable.
– Oui. mais on ne sait pas pour l’instant le lieu du concert, tenta Léo.
– Aucune importance, on n’a pas besoin qu’il donne son concert. Aussitôt sur notre territoire, on peut l’arrêter sans déclarer la guerre à l’Espagne. Il faut juste qu’on puisse l’identifier.
Oui, il avait raison. Léo se traita de con intérieurement, c’était bien un réflexe d’artiste. Autrefois, il n’existait vraiment que sur une scène et en regardant une femme porter des bas nylons. Dans son subconscient, on aurait pu lui passer les menottes seulement quand il était sur scène ou juste après. Jamais avant, c’eut été un crime !
Au moment où il allait s’excuser de tant de sottise, Léo vit la porte du bistrot s’ouvrir avec une certaine satisfaction. Il s’empressa de commenter le fait.
– Ah voici une personne qui peut nous aider à l’identifier!
En effet, Seiler entrait dans le bistrot. Il salua la clientèle, commanda un café et se dirigea vers la table ou l’équipe tenait conseil. Il s’assit après avoir serré la main de chacun.
– Tu es au courant, commença Léo, nous allons avoir probablement besoin de toi.
– Oui je sais, il semblerait que les choses s’accélèrent. Quel est le programme?
– Je crois que l’inspecteur Laverne va préciser tout cela.
Ce dernier jeta un coup d’œil autour de la table cherchant l’approbation de tous. Comme personne ne semblait vouloir intervenir, il se lança :
– Monsieur Seiler, je crois que vous êtes la personne qui peut le mieux nous aider. C’est votre témoignage qui a relancé la piste de Singer en Espagne. De plus, c’est aussi vous qui l’avez vu le plus récemment parmi les personnes ici présentes. Nous n’avons pas de photo de lui récente. Physiquement il peut aussi avoir changé, le seul qui l’a bien connu, Léo, n’est guère j’imagine, tenté d’aller à sa rencontre et peut avoir du mal à l’identifier après toutes ces années.
Seiler inclina la tête en signe d’approbation. Léo fit aussi sa petite gymnastique mentale. Pour lui, l’inspecteur exagérait certainement son incapacité à reconnaître Singer, mais il imagina qu’il avait déjà élaboré son petit plan et qu’il voulait lui éviter une confrontation avec lui. On ne sait jamais, Singer pourrait le reconnaître et se méfier, au pire être très étonné de le voir surgir tout d’un coup au coin d’un bois, du moins s’il le reconnaissait, ça il ne pouvait savoir si c’était possible ou pas.
– Que dois-je faire ? demanda Seiler.
– Aller sur place et nous le désigner discrètement !
– C’est possible, mais c’est pas la porte à côté !
– Je sais bien, mais je vais vous préciser ce dont nous avons discuté avec mes collègues et surtout mon chef. Un meurtre a été commis, nous n’avons jamais mis la main sur le ou la coupable. Légalement, il n’y a pas prescription, l’affaire est toujours en cours en quelque sorte, bien qu’en sommeil depuis longtemps. Nous avons une chance de l’éclaircir. Tout nous dit que Singer sait quelques chose, encore faut-il que ce soit la bonne personne que vous avez identifiée. Le meurtre est une chose, mais il n’y a pas que cela, il y a peut-être un tas de choses qui sont liées avec ce meurtre. Le milieu c’est souvent très complexe, on peut remonter d’autres pistes, trouver d’autres choses. C’est pas sûr, mais c’est possible.
Seiler hocha la tête, il croyait bien volontiers les dires de Laverne. Le milieu, il connaissait trop bien. Bien plus qu’il pouvait le penser. Il aurait pu lui donner des leçons sur le sujet, il en savait des choses. Mais c’était son secret, un pacte de tranquillité, une assurance vie. Il avait signé moralement un pacte sur l’honneur avec des gens qui n’en avaient pas tellement. Encore une de ces bizarreries du milieu, il savait que ce code d’honneur existait bel et bien. Rien d’écrit, rien de signé, juste des paroles qui valaient leur pesant de mort. La condamnation au silence, l’évasion punie de six balles dans la peau. Pas de poteau d’exécution. Un trottoir, un coin de rue, le peloton d’exécution te guette partout, tu n’as pas le temps de faire tes prières.
Ce coup qu’on lui proposait ne l’engageait à rien. C’est à peine si l’on s’apercevrait de sa présence là-bas. S’il avait dû s’y rendre pour désigner un assassin, il aurait certainement hésité. Il savait, d’après les certitudes de Léo, que ce n’était pas le cas. Il était juste un personnage clé, il savait des choses. Probablement beaucoup de choses. Et puis le visage de sa demi-sœur lui trottait dans l’esprit, c’était pour elle qu’il avait déclenché tout ce tintamarre, il n’ignorait pas qu’elle était morte autrement que par vieillesse. Il voulait savoir pourquoi à défaut d’avoir pu l’empêcher. Juste pour elle, il avait envie de jouer les justiciers, c’est bien la première fois de sa vie qu’il s’en sentait capable, il en était même un peu fier, sinon impatient.
La voix de Laverne le tira de ses pensées :
– Il vous faudrait être à Pau dans la matinée de vendredi. Rassurez-vous, nous allons vous offrir le voyage en train et les frais d’hôtel. Il va sans dire que vous pourrez passer la nuit précédente à Pau, même la nuit d’après. Je crois que mes collègues sur place ont mis au point un scénario qui vous fera passer pour un simple figurant, vous n’aurez pas à parler, ni à avoir l’air de les connaître. Il vous faudra par un signe, affirmer que c’est bien celui que l’on recherche. Après c’est leur affaire. Bien sûr, tout cela si vous acceptez de collaborer avec nous. J’ai bien insisté sur ce point auprès de mon chef, votre collaboration se fait sur la base du strict volontariat. La justice aurait bien les moyens de vous obliger à le faire en tant que témoin capital. Mais c’est aussi grâce à vous que la piste est relancée, donc agissons avec courtoisie. Mon chef est entièrement d’accord, je sais que je peux compter sur vous, vous tenez à venger votre sœur, je crois que le mot n’est pas trop fort.
Quand il avait appris la mort de sa demi-sœur, Seiler s’était bien juré qu’il ferait son possible pour savoir ce qui s’était passé. Il n’avait pas vraiment l’idée de vengeance à ce moment-là. Le temps fila, on ne découvrit rien. Il en voulait aux flics de n’avoir pas tenté plus, c’est plus cela qui le mit en colère. Il y pensait de temps en temps, constatant que rien de nouveau ne se produisait, entretenant cette sourde colère qui ne voulait pas s’effacer. Maintenant, après bien des rebondissements, il avait des atouts en main, même une suite royale. Il ne réfléchit pas trop, ni longtemps.
– J’accepte, dit-il, en regardant Laverne avec un sourire entendu.
Laverne ne cacha pas sa satisfaction, il ne rentrerait pas bredouille à son bureau. Il avait tout minutieusement préparé, il ne manquait que le oui, et ce oui venait de tomber. Quoiqu’il arrive, si l’enquête aboutissait, il pourrait prétendre à un peu de sa réussite. Pour peu de choses il est vrai, sinon son sens de la persuasion, atout indispensable dans une carrière de flic. Il savait bien qu’il était moyennement noté par ses supérieurs. Il le devait non pas à son manque de métier, mais parfois à sa trop grande honnêteté. Il se trouvait souvent en contradiction avec la loi, qui lui paraissait quelquefois complètement dépassée. Alors il laissait couler, tant pis si la justice n’était pas toujours rendue selon le cadre qu’on voulait bien lui fixer. Il savait trop bien qu’un service rendu en l’oubliant un peu, pouvait rapporter plus qu’il n’en coûtait. Jamais il n’aurait laissé passer un cas grave, mais il disait qu’une petite entorse ne la rendrait pas forcément boiteuse.
Il y a un personnage autour de la table qui ne de doutait pas que Laverne en savait plus sur lui qu’il ne voulait bien le dire. Seiler, puisqu’il s’agissait de lui, l’avait intéressé à un plus d’un point. A sa manière, il avait mené son enquête sur le meurtre de sa demi-sœur. Il était indispensable de tirer un parallèle entre le meurtre et son ancienne appartenance au milieu. Il n’avait pas trouvé de lien commun entre lui et le meurtre, mais il avait bien compris que son passage comme lieutenant d’un ténor du milieu n’avait pu se faire sans quelques entorses à la loi, le cas le plus certain étant le silence gardé sur tout ce qu’il avait pu observer dans l’exercice de ce que l’on pouvait appeler son ancienne profession.
En fouillant dans le passé, il n’avait pas manqué de mettre en lumière quelques faits qui prouvaient bien que tout n’avait pas été dit sur les agissements du milieu à une certaine époque. Le rôle joué par Seiler apparaissait en arrière-plan, un peu comme ces ombres qui se faufilent dans la rue au crépuscule, on voit les silhouettes mais pas les visages. Il avait notamment réfléchi sur une vieille affaire classée dans les oubliettes, dans laquelle un personnage en vue semblait avoir bien connu Seiler et trempé dans quelques affaires louches. Le fait qu’il soit devenu un élu devait avoir arrangé bien des choses, surtout celles de quelques personnages à la réputation pour le moins douteuse. Il était certain que si on l’avait laissé tranquille pendant toutes ces années, c’est qu’il avait des secrets bien gardés. Il en avait bien percé quelque uns, peut-être de quoi lui faire quelques ennuis, mais après tout cela avait-il une quelconque importance ?
Ce n’était pas le moment de tout foutre en l’air, il voulait, il avait la collaboration de Seiler, il l’avait obtenue sans trop de difficultés, sans rien laisser paraître de ce qu’il savait sur lui. Il avait agi loyalement. Et si cela tournait bien, il garderait pour lui ce qu’il savait, il ne jouerait pas les justiciers du bout de la nuit. Si cela devait foirer, il ferait de même, Seiler rentrerait dans l’ombre sans fracas, sans flic qui lui colle aux talons. Il se leva, pensant qu’il fallait aller mettre les derniers détails au point. C’était sans compter sur l’intervention de Marly :
– Je crois qu’il s’agit maintenant de boire un verre à notre réussite. Je paye une tournée, vous en êtes inspecteur ?
– Eh bien, c’est d’accord, après je file !
Marly attrapa Marie-Thérèse du regard et fit un rond dans l’espace, l’index pointé sur la table, le geste rituel des payeurs de tournée. Il se tourna vers Léo.
– Dis-moi Léo, tu ne crois pas qu’il serait temps de nous raconter une de tes histoires de conquêtes en bas nylon ? Cela fait bien longtemps que tu ne nous a rien raconté, aurais-tu épuisé ton répertoire ?
– Oh non, mais je ne sais plus très bien lesquelles j’ai déjà racontées.
-Ah si vous voulez j’en ai une, lança Laverne. Au moins celle-là vous serez sûrs de ne pas l’avoir déjà entendue. Elle fait d’ailleurs partie d’une de mes enquêtes.
Léo rigola, il s’imaginait un flic sur la piste d’une mystérieuse paire de bas nylons. Cela pouvait être cocasse. Sans demander l’avis des autres et par esprit de courtoisie il pria Laverne de lancer dans son histoire.
Laverne esquissa un sourire, il était plutôt content d’abandonner son rôle de flic et de se mêler à la conversation en étant persuadé que son auditoire ne manquerait pas d’être intéressé par son histoire. Il entama son récit :
– Vous savez quand on exerce un métier comme le mien tout le monde a un service à vous demander. On est un peu comme des prestidigitateurs ayant un peu de renommée, quand un ami veut organiser une soirée avec une petite attraction après le repas, il fait volontiers appel à vos services pour un coup de main. En étant de la police, c’est un peu la même chose, on ne veut pas enclencher toute la machinerie, alors on demande conseil ou un peu d’aide.
Léo regarda Laverne d’un air approbateur en se manifestant par un hochement de tête, il lui était arrivé de demander de petits services à quelques policiers en service, afin d’éviter quelques menues déconvenues, comme celle d’un mari jaloux.
– C’est l’ami d’un ami qui m’avait demandé si je pouvais faire quelque chose pour un cas qui le tourmentait. L’histoire était en fait très simple, la femme de cet ami se plaignait que sa lingerie disparaissait du séchoir dans la maison où ils habitaient. Il m’avoua que cela lui posait problème d’aller porter plainte au commissariat, il en avait presque honte, il voulait que cette histoire ne s’ébruite pas. En fin de compte son histoire posait plus de problèmes à moi qu’à lui. Il ne nous est pas interdit de donner quelques conseils, mais on ne peut pas être de la police officielle et tenir une agence privée à côté.
– Je suis entièrement d’accord avec cela, affirma Marly. Ce serait la porte ouverte à tous les abus, d’ici à ce qu’ils se fassent payer en retour. Déjà que la police n’a pas toujours bonne réputation, cela ne ferait qu’empirer la chose.
– Laverne regarda Marly avec un sourire, il savait qu’il avait officieusement raison, c’était un vaste débat qui n’avait pas sa place ici, mais il savait que tous ses collègues n’étaient pas tous aussi scrupuleux.
– Je lui demandai des explications sur son cas, alors il éclaira ma lanterne. Sa femme avait plusieurs fois constaté que la lingerie qu’elle mettait à sécher dans la buanderie disparaissait. Une fois c’était des bas, une fois une culotte, on lui avait même volé un porte-jarretelles. Ce n’était pas régulier, seulement de temps en temps. Il ne se passait rien pendant un mois et cela recommençait pour se clamer à nouveau.
Léo se marra, il n’avait jamais rien volé de semblable, ni autre chose d’ailleurs, Dans son cas, il se rappelait que c’était plutôt le contraire, il avait couru après une dame pour lui rapporter la paire de bas qu’elle avait oubliés. Il garda sa réflexion pour lui, il se raccrocha au récit de Laverne.
– Des histoires comme ça, j’en avais déjà entendues, il est arrivé quelquefois que l’on vienne se plaindre au commissariat pour un vol du même genre. Evidemment on ne va pas mobiliser l’armée pour autant. On envoie un inspecteur faire une petite enquête, histoire de montrer qu’on est là. Le plus souvent, il n’y a pas de suites, l’affaire est classée comme on dit. C’est un peu pour cela que j’ai décidé de lui venir en aide discrètement, du moins je le lui dit ainsi. Par contre, je ne lui ai pas dit que c’était aussi un peu parce qu’il m’intriguait. Une chose que vous ne savez certainement pas, nous autres les flics, on a vite l’habitude de classer les gens. C’est pas comme à la télé, certains suspects ou témoins croient être de bons acteurs, mais en vérité ils sont très mauvais, ils n’ont pas appris un rôle écrit sur un scénario.
Seiler suivait le récit avec intérêt, il tiqua néanmoins sur ce dernier passage. Il connaissait bien les rôles de composition, il en avait la nausée. Combien de fois il les avait interprétés dans le milieu, sourire à une crapule alors qu’on avait envie de lui cracher à la figure. Son rôle d’acteur avait fait partie de son contrat de lieutenant d’une grosse pointure de la pègre. Il l’avait joué avec le plus de conviction possible, il avait été un acteur au sens théâtral du terme, il avait joué un scénario sans se glisser avec facilité dans son personnage. Il était toutefois curieux de savoir pourquoi Laverne avait donné cette précision. Il attendait la suite du récit en se demandant ce que des bas nylons avaient de commun avec les rôles de composition.
– A priori le mari venait vers moi à la demande de sa femme et sur les conseils d’une de mes connaissances. A son air gêné, je me doutais bien que cela lui pesait d’entreprendre cette démarche. Je pouvais comprendre que cela ne l’enchantait guère de la faire, se faire voler des dessous c’était quand même mettre un peu de sa vie intime au regard des autres. A la limite, je crois qu’il aurait été soulagé si on lui avait volé sa bagnole. Je lui conseillai quand même d’aller déposer une plainte officielle, mais il n’y tenait pas, il me demanda d’agir avec discrétion. Je lui dis quand même que cela me posait certains problèmes et que je ne pouvais faire cela qu’à mes moments de loisirs, en dehors d’une démarche pendant les heures de missions commandées. Il était nécessaire que j’aille poser quelques questions à sa femme, sinon je ne pourrais rien faire.
– Je vois le bonhomme, rigola Léo. Un de ces mecs qui fait ce que bobonne lui demande, mais oui bobonne, bien sûr bobonne !
– C’est une des impressions qu’il m’a laissées lors de notre première rencontre. Néanmoins, il accepta que j’aille interroger sa femme, ce que je fis un jour de congé. Nous avons convenu pour un samedi et il pourrait être là, chose à laquelle je tenais particulièrement. Je me réjouissais de les voir l’un en face de l’autre.
Léo jaugea Laverne en mettant le feu à une nouvelle cigarette. Décidément ce flic lui plaisait, il avait quelque chose que les autres n’avaient pas, il n’aurait su dire quoi exactement, son air un peu vagabond, un certain sens de la justice, un mec franc du collier. Il pouvait devenir client de son bistrot, il serait bien servi, il ferait tout pour que cela arrive.
– Je suis au rendez-vous le jour dit. Comme je l’avais imaginé, sa femme était plutôt du genre guindé, c’est juste si elle me remercia de m’être déplacé. Elle m’affirma que c’était une idée à son mari d’être venu me trouver, ce dont je doutais fort. Décidément, cette affaire prenait des allures bizarres. J’avais presque envie de lui rembourser le prix des dessous qu’on lui avait volés et me tirer. Mais bon, je lui posai les questions habituelles que l’on peut poser pour un vol semblable, ce genre d’objets n’ont pas de plaques d’immatriculation. Je ne peux pas soulever les jupes des dames dans la rue pour voir si par hasard je ne trouverais pas les objets volés, pour autant qu’il s’agisse d’une voleuse. Elle m’affirma qu’elle ne soupçonnait personne en particulier, mais qu’elle était presque sûre que c’était la même personne. Il y avait huit appartements dans la maison, selon toute vraisemblance c’était quelqu’un qui habitait les lieux. Tout le monde avait librement accès à la buanderie.
– Et alors, pas moyen de poser une serrure, il n’y avait pas de pipelette ?
– C’est bien ce que je lui demandé. La maison avait été vendue par appartement, donc chacun était propriétaire, de plus il n’y avait pas de concierge. Une société de nettoyages assurait l’entretien des locaux communs, buanderie comprise.
– Moi, je penserais aux nettoyeurs, sans doute vous aussi ?
Laverne sourit à la question de Marly, c’est bien évidemment la première chose à laquelle penserait un détective amateur. Même lui en tant que professionnel n’avait pas pensé autrement. Mais en bon flic, il se méfiait toujours des choses trop évidentes. Il savait que le monde était bien plus complexe que cela. Il le voyait tous les jours. Il y a des petits malins qui jouent justement sur ces apparences pour ruser avec la police.
– C’est ce que leur ai dit. Toutefois, la femme m’affirma que quand les vols eurent lieu, ce n’était pas les jours où ils venaient. Pendant que je posais les questions, le mari ne pipa mot. Il avait son air habituel, timide, réservé. Je me demandais comment mon copain avait un mec pareil dans ses relations, ce n’était pas vraiment son style de fréquentations. M’est avis que c’était plutôt la nana qui l’intéressait.
– Cherchez la femme, rigola Léo.
– Je ne savais pas par quel bout solutionner cette histoire. Je réfléchissais comment faire bien sans pour autant m’engager professionnellement. Tout en faisant ma petite gymnastique mentale, mon regard se promena sur les jambes de la dame. Je remarquai qu’un de ses bas était légèrement filé vers le talon. Je notai le détail, tout en pensant que ce n’était pas cela qui allait faire avancer les choses. Et pourtant c’était un indice, je ne le savais pas, mais il allait m’aider à y voir clair, et même très clair. Comme quoi quand on mène une enquête, même à titre officieux, il faut tout observer.
– Et c’est ainsi que l’affaire du porte-jarretelles volé mena le coupable sur la paille humide des cachots, ironisa Léo, tout en étant impatient de connaître la suite.
Laverne regarda Léo avec un sourire, s’il savait toute l’importance des petits détails, il aurait sans doute pris avec un peu plus de sérieux ce qu’il venait de dire. Mais lui était flic, c’est un métier, même un drôle de métier. Il n’y a pas de sacoche avec l’outillage nécessaire pour l’exercer, il ne suffit pas de sortir une clé de huit pour réparer les entorses à la loi.
– Je décidai donc d’attaquer cette histoire par le bout qui me semblait le plus offrir de résultats possibles, la femme du monsieur. Elle m’intriguait, comme on dit dans le métier, je ne la sentais pas. Pour cela je décidai de la filer, ou plutôt de la faire filer. Comme j’agissais officieusement, je ne pouvais pas la faire prendre en chasse par un collègue. Pour cela je sortis un atout que j’avais dans ma poche, Laurent.
Laverne réfléchit un moment, il but un coup et se lança :
– Laurent est un jeune que j’avais sorti d’une sacrée merde. Trempant dans une sale histoire, il devrait encore être en taule à l’heure actuelle. Mais je l’avais épargné, car j’estimais qu’il était un peu pour beurre dans ce qui lui était tombé dessus. C’est ma manière d’interpréter la justice, j’ai la conscience un peu élastique, vous l’avez deviné. S’il était tombé entre les mains des juges, il n’y coupait pas, mais j’ai arrangé le coup, il n’a jamais été inquiété.
Marly ne dit rien mais n’en pensa pas moins. Lui aussi, il aimait bien ce flic un brin anarchiste. Avec plus de gens comme lui, le monde serait meilleur. Il remonta dans son passé, pendant la guerre. Il se souvenait trop bien que c’est la belle police française qui l’avait escorté vers le train qui l’emmena en déportation. Il était un terroriste pour elle, elle en fit un résistant quand le vent tourna. Il se souvient très bien d’un commissaire qui l’accusa de mille maux et qui continua tranquillement sa carrière après la guerre. De rage, il en serra les poings.
– Je n’ai pas fait tout cela absolument gratuitement, je lui ai suggéré qu’il pouvait me donner un petit coup de main de temps en temps. Rien de bien méchant, une petite filature ici et là. Je ne lui demande pas d’aller côtoyer des truands ou des gros poissons. Pour moi, il a l’avantage de se fondre dans la masse. Il a l’air de ce qu’il est, un jeune yéyé qui ne pense qu’à danser le twist. Je dois être honnête, il est d’une efficacité redoutable, il m’a rendu de grands services.
– Il a accepté facilement ? demanda Léo
– Il a bien senti qu’il me devait quelque chose. Et puis je crois que ça l’amusait assez, jouer les détectives, c’est un peu un rêve de gosse exaucé.
– A part ça, il fait quoi ?
– C’est un excellent bricoleur sur bagnoles, il donne un coup de main dans un garage et il possède un petit atelier chez ses parents dans la banlieue, il retape des modèles anciens. On le demande parfois sur les tournages de films pour l’entretien. Bref, il se démerde plutôt bien.
– Alors vous l’avez lancé sur la piste de la bonne femme ?
– En effet, je lui ai demandé de la suivre dans ses déplacements, chaque fois qu’elle sortait de chez elle.
– Cela ne doit pas être facile de faire le pied de grue pendant des heures ?
– C’est les risques du métier, mais ce n’est pas très fatigant. On planque souvent dans une bagnole en ayant en point de mire le lieu d’où doit partir la filature, à une bonne distance si c’est possible, afin de ne pas être repéré. Si la personne passe devant la bagnole, eh bien on lit le journal, comme dans les meilleurs films. Dans la plupart des cas, c’est à pied que se fait la filature. Dans une ville comme Paris, c’est assez rare que les personnes filées se déplacent avec leur bagnole, si c’est le cas, on suit ou on s’enfile dans un taxi quand c’est possible. Bien sûr, il arrive que l’on perdre la trace.
Seiler se remémora le temps où il assurait la protection de La Froidure. Cela faisait aussi partie de son travail, il scrutait les éventuels pisteurs qui auraient pu suivre son patron. Il aurait presque pu donner des leçons tellement il connaissait toutes les ficelles pour renifler une filature. Il savait très bien repérer ceux qui avaient l’air de rien, ce sont eux qui puent le plus.
Laurent m’apporta très vite des résultats, dès le premier jour de son entrée dans le jeu, le surlendemain de ma visite au couple. Il s’était mis en planque au petit matin. Le mati était sorti sur le coup de 7 heures, il allait probablement au boulot. Vers les 8 heures, sa femme est sortie et a pris le métro. Au grand étonnement de mon pisteur, elle s’est dirigée vers les bureaux de mon copain, celui qui m’avait demandé d’intervenir. Pour me jeter une fleur, je le considérais, non comme un suspect, mais d’entretenir quelques relations avec la femme. Evidemment, comme ils se connaissaient, il n’y avait à priori rien d’anormal. Ce qu’ils faisaient ensemble, mon enquêteur ne pouvait pas le savoir, il ne pouvait pas se déguiser en mouche pour entrer dans les bureaux. Mais en bon observateur, il repéra un détail significatif. En attendant qu’elle sorte des bureaux, il s’était installé dans un coin discret d’une terrasse de bistrot et sirota deux ou trois verres. Je lui accordais quelques petites indemnités quand il travaillait pour moi, selon les nécessités de son travail. Vers onze heures, elle sortit et passa devant lui. C’est alors qu’il remarqua un détail, je vous ai dit qu’il était bon dans son genre. Vous ne voyez pas quoi ? Pensez aux petits détails dont je vous parlais avant.
– Ils s’interrogèrent tous du regard. Au bout d’un moment Marly secoua la tête et prit la parole :
– Vous avez parlé du bas filé non ?
Laverne regarda Marly avec un sourire.
Oui, en effet j’ai parlé du bas filé. D’après ce que mon enquêteur m’a décrit, c’était la même paire de bas, apparemment il était filé au même endroit comme je l’ai dit, légèrement. Ce qu’il a remarqué c’est que quand la dame est allée rejoindre mon copain, le bas filé était sur la jambe droite et quand elle est ressortie, il était sur la jambe gauche. Vous en déduisez quoi ?
Ce fut encore Marly qui répondit :
– A l’évidence, quand elle était à l’intérieur, elle a enlevé ses bas.
– Exact. Votre amie, elle enlève souvent ses bas quand elle va en visite, surtout chez un homme seul ?
– Je ne pense pas, par ailleurs je crois qu’elle ne va jamais chez un homme seul sans moi, mais on peut supposer que votre suspecte a fait autre chose que de prendre le café pendant la visite.
– C’est plus que probable. Cela donnait un éclairage nouveau à mon enquête, j’avais une presque certitude sur ce que je soupçonnais, ils étaient amants. Fort de cette certitude, je me demandais vraiment ce que je venais foutre là-dedans. N’oublions pas que c’est à la demande de l’amant que je m’étais manifesté, en principe pour un ou des vols de sous-vêtements. Il y avait quelque chose qui clochait.
Bien sûr, Laverne connaissait le fin mot de l’histoire, pour ne pas dire le mot de la fin. Mais même en flic un peu marginal, il avait une passion pour son métier et il aimait bien en faire profiter les autres, il adorait titiller le sens de la logique de son auditoire. Il lançait cette sorte de jeu sous forme de devinettes. Ce n’était pas systématique, il fallait qu’il sente un certain intérêt de la part des auditeurs. Il ouvrit les feux.
– D’après vous, de quel côté j’ai orienté ma réflexion ?
Léo manifesta son intérêt pour ne pas être en reste. Il décida même de reporter l’allumage de la prochaine cigarette à plus tard.
– D’après moi, mais je dois être autant doué pour les enquêtes que pour la couture, il me semble qu’il y a un coup monté ?
– C’est assez bien vu, pas mal pour un non professionnel, rigola Laverne. Je résume la situation. Un mari, probablement cocu, est poussé à demander l’aide d’un détective à titre officieux par celui qui le fait probablement cocu. La femme affirme qu’on lui a volé de la lingerie au séchoir, probablement par un habitant de la maison. Le cocu rechigne à demander l’aide du détective, mais il le fait quand même. Ce dernier se rend à son domicile, sa femme est très distante avec l’enquêteur, elle semble tout aussi gênée par sa présence. Jusque-là c’est un peu le pot de goudron, on n’y voit goutte. Vous me suivez ?
– Oui, acquiesça Seiler. Tout le monde semble ne pas vouloir votre présence et pourtant on vous a demandé d’intervenir. C’est à se taper le cul dans un seau !
– Vous mettez le doigt dessus. Affinez votre raisonnement…
– Le seul qui demande délibérément votre présence, le meneur, c’est votre copain. Les autres se seraient bien passés de votre intervention. Ils éprouvent une certaine gêne en votre présence.
– Continuez, continuez !
– Je dirais que pour que la police intervienne, il faut qu’il y ait un délit. Ici le délit est peu de chose, on a volé de la lingerie. Ce n’est pas bien grave, mais c’est quand même une chose qui n’est pas autorisée au sens de la loi, donc une présence policière n’est pas insolite, même officieuse. Je ne vois pas très bien, mais on veut mettre quelque chose en lumière, une chose que j’ignore. Cette chose prendra du sens en sortant de la bouche d’un flic, oh pardon, je voulais dire d’un policier.
Laverne rigola, il se foutait royalement du mot flic. Ce n’était pas injurieux pour lui. Juste un mot pas très long pour désigner sa profession.
– C’est bien citoyen Seiler, vous avez posé le problème correctement, reste à trouver la solution. Je vais vous aider en vous l’apportant sur un plateau.
Marly eut presque envie de pousser un aaah de satisfaction comme le font les enfants au cinéma quand les lumières s’éteignent pour laisser la place au film.
– Il a fallu un fait anodin pour orienter mon enquête. Le bas filé qui avait changé de jambe. Avant cela, il n’y avait point de certitude. Chacun pouvait raconter son histoire et la faire passer pour la vérité, sa vérité. A partir du fait constaté, on pouvait imaginer que mon copain avait une liaison, cette fois je parle en l’affirmant, car c’était bien le cas. Il est le centre de l’action, le propagateur. Son intérêt n’est pas immédiatement visible, mais il est certain. Il est l’amant de la dame et cette situation ne lui convient pas, il voudrait plus. Il veut se débarrasser de son rival. Vite dit, mais pas très facile. De son côté le cocu n’est pas inactif, il est l’amant d’une autre dame qui habite dans une maison pas très loin de la sienne. Et ça sa femme ne le sait pas. Par contre ce qu’il se sait pas, c’est qu’il est atteint d’un mal incurable. Mais ça, sa femme le sait, car juste avant de fricoter avec mon copain elle était l’amant de son médecin. Il lui a discrètement fait part du fait sans mettre le mari au courant. Il voit probablement un avenir sans nuages avec sa belle. Vous me suivez ?
– Oui, à peu près, signala Léo. Tout le monde sait ce qu’il ne devrait pas savoir, tout en ne sachant pas ce qu’il devrait savoir.
– Oui c’est à peu près ça. Dans cette histoire, il y a un fait très important que vous ne pouvez pas soupçonner. Le futur mort a une coquette assurance sur la vie, qui devrait laisser un assez joli magot à la veuve, mais ça son amant ne le sait pas. Elle est en tête de liste pour toucher la somme, mais cela peut se changer sur une simple modification. L’assuré n’en a pas parlé à sa maîtresse, elle ignore que cette assurance existe, il ignore de même qu’il est sérieusement malade. Vous suivez toujours ?
– Mmmhh, fit Marly, je commence d’y voir clair. C’est la loi du silence, mais le château de cartes n’est pas très solide. Je devine, mais il me manque encore un élément, le pourquoi du vol de lingerie.
– On y vient. Mon copain pousse l’autre à porter plainte pour ce vol. Son but est de mettre en évidence la conduite, l’infidélité du mari de sa maîtresse, en espérant qu’elle va mettre fin à leur histoire. Il sait par hasard qu’il a une liaison. En faisant ainsi, il jette un pavé dans la mare, mais c’est lui qui est éclaboussé, car elle ne quittera jamais son mari pour se retrouver sans le sou. Bien entendu, du moins tant qu’il est vivant, après on peut imaginer. Je vous vois très dubitatifs, pas vrai ?
– Y’a de quoi, argumenta Léo. Je ne vois pas en quoi votre copain tient entre ses dents le destin du mec qu’il fait cocu et ce que votre intervention vient faire, bien que je pense que s’il a fait appel à vos services, c’est qu’il avait une raison.
– Le vol de la lingerie a été commis par le fils d’un des habitants de la maison, un jeune adolescent qui s’intéresse d’assez près à ce genre de choses. Le problème c’est qu’il a été surpris par le mari. Il aurait pu se contenter de l’engueuler, il l’a sans doute fait, mais ce n’est pas aussi simple que cela. Ce jeune homme est l’ami d’un autre jeune qui habite dans la même maison que sa maîtresse. Dans cette maison, c’est un peu le secret de polichinelle concernant sa liaison. Les deux jeunes en ont discuté entre eux et il a appris la chose. Il l’a menacé de tout dévoiler à sa femme s’il déposait une plainte. Donc il était un peu coincé, il ne tenait pas tellement à ce que sa femme l’apprenne. Je vous l’ai dit, ce mec est assez pâlot, un timide dans son genre. Vous y voyez plus clair maintenant ?
– Sans doute, approuva Marly. Mais comment votre copain a su toute cette histoire, puisque vous nous avez dit qu’il était au courant, qu’il pouvait révéler à sa maîtresse que son mari la trompait ?
– Par le plus grand des hasards, il a entendu la conversation entre les deux protagonistes. Il venait rapporter quelques bouquins qu’on lui avait prêtés. En passant dans le corridor, comme ça gueulait assez fort, il a reconnu la voix de son, disons rival, et il s’est approché croyant qu’il se faisait agresser. Evidemment il a surtout entendu ce que le jeune disait et après il s’est éclipsé discrètement. Il a rapporté les bouquins à une autre occasion. Il a bien vite pensé qu’il tenait un moyen de pression sur lui. C’est ainsi qu’il a mis l’accélérateur pour qu’une plainte soit déposée. Ce qui risquait de mettre en évidence les infidélités du mari si le jeune était attrapé. J’imagine même qu’il aurait discrètement mis la police sur la bonne piste. Mais voilà, on m’a seulement demandé d’agir à titre officieux en pensant que je ne trouverais rien. Tout le monde y avait intérêt.
Les visages de l’assistance exprimèrent leur étonnement, cette histoire était bien embrouillée, assez pour qu’elle mérite encore quelques éclaircissements. Ce fut Léo qui les demanda :
– Et comment avez-vous démêlé tout ça ?
– Ce n’est pas si simple que cela, il m’a encore fallu l’aide de mon indicateur Laurent. Après avoir découvert l’histoire du bas filé qui change de jambe, je lui avais demandé de rester en planque pour suivre la femme de mon copain. Pour ma part, fort de son renseignement je commençais à démêler le vrai du faux, mais il me fallait d’autres éclaircissements. J’avais la quasi-certitude de la liaison, mais les vols de lingerie restaient bien mystérieux. Alors que Laurent planquait, c’est le mari qui est sorti. Il s’est dirigé vers un homme qu’il semblait connaître, ils se sont serrés la main et sont entrés dans un bistrot voisin. Mon indicateur a pensé qu’il s’agissait d’un représentant ou quelque chose comme cela, vu qu’il avait une serviette à la main. Il a pensé qu’il pourrait y avoir quelque chose d’intéressant à apprendre. Il est aussi entré dans le bistrot et a pu s’assoir à la table à côté.
– Il a laissé tomber l’éventuelle filature de la femme ? questionna Marly.
– C’est la priorité que j’avais donnée, mais il était libre d’agir selon les évènements. Il apprit d’ailleurs des choses intéressantes, car il s’agissait d’un agent d’assurances, celui de la fameuse assurance. C’est ainsi que j’ai su qu’elle existait. La conversation, que Laurent entendait parfaitement, fut assez banale, il était surtout question d’augmenter le capital, ce qu’il accepta. Il ne faisait pas de doute que l’agent ne connaissait pas l’état de son client, sans cela il ne l’aurait pas proposé. Toutefois un point semble intéressant dans la discussion, le mari demanda ce qu’il était possible de faire dans le cas d’un changement de bénéficiaire et comment faire.
– Il pensait sans doute à sa belle, affirma Marly.
– C’est plus que probable. Mais le plus intéressant fut la conversation que mon indicateur eut avec l’agent.
– Une fois son client parti, il est resté pour mettre en ordre ses dossiers. Laurent a alors entamé la conversation mine de rien. Il commença par des banalités, mais aiguilla la conversation sur son client. Le bonhomme était un bavard, c’est assez normal dans son métier. Mon indic joua les éventuels intéressés pour une assurance et lui suggéra comme exemple, du parler de celle de son client. Il lui fit une description de ce qu’il pouvait obtenir comme contrat, les sommes touchées selon les primes payées, le grand jeu quoi !
Marly regarda Léo, ils se comprenaient, Léo avait regretté de n’avoir pas souscrit une assurance personnelle avant d’avoir son accident. Il avait été soigné au minimum, autrement il aurait pu éventuellement continuer sa carrière. Mais cela c’était le passé.
– Le point intéressant qu’il apprit, c’est qu’en fait il avait deux assurances auprès de la compagnie, l’une sur un capital de risque, celle dont ils avaient parlé et l’autre sur l’incendie. Et cette assurance avait fonctionné lors d’un incendie dont les causes étaient suspectes. Une maison un peu isolée qu’il possédait à la campagne, occupée seulement le week-end, avait pris feu probablement après que la foudre soit tombée sur la maison quand il y séjournait. Comme l’assurance n’avait pas pu prouver qu’il y avait eu une négligence, elle avait dû casquer.
– Tout ça appris en bavardant avec le représentant ?
– Mais oui, il voulait sans doute prouver que son assurance était bonne et quelle payait sans trop de difficultés, c’était de la publicité. Et puis le principal intéressé n’étant plus là, pourquoi se gêner, il n’imaginait pas qu’une enquête était menée. Je me suis intéressé à cet incendie de plus près. J’ai consulté le rapport établi par la police dans le bled où l’incendie s’était produit. C’est ainsi que j’ai découvert que le bonhomme était présent avec sa maîtresse quand il y a eu l’incendie. Le rapport de police était orienté de cette manière, la dame qui était avec lui n’était pas son épouse légitime. On pouvait envisager qu’ils ne s’étaient pas retrouvés pour une partie de pêche. Avoir son nom et son adresse était un jeu d’enfant.
– Pourtant, questionna Marly, cette histoire est quand même arrivée aux oreilles de sa femme non. Elle était au courant qu’il était avec une autre femme ?
– Oui, c’est là un point qu’il me fallait éclaircir. Dans la réalité, il n’était accusé de rien, éventuellement d’une négligence. L’enquête de la police allait bien dans le sens de la foudre. Il y avait probablement eu un impact de foudre dont il semble que l’on a retrouvé quelques traces. La conclusion allait dans le sens de l’accident, difficile de contredire un rapport de police pour l’assurance. Donc, il n’y avait pas de raison qu’elle aille à son domicile pour dévoiler qui était avec qui. Je pensais assez fortement pour l’idée qu’elle n’était au courant de rien concernant la présence de sa maîtresse sur les lieux. Je suis quand même retourné au domicile du couple, en prétextant que je venais donner quelques nouvelles de mon enquête. Je leur ai fait croire que c’était le pot de goudron, ce qui parut les soulager l’un et l’autre. Je n’avais pas à leur prouver quelque chose, c’était toujours officieux. J’en ai quand même profité pour amener la conversation sur l’incendie en prétextant que j’avais traité le dossier à l’époque lors d’un coup de main que j’avais donné dans le bled où ils avaient leur bicoque. Bien sûr, il ne se rappelait pas de moi et la femme a déclaré qu’elle était en voyage à l’étranger lorsque c’est arrivé. Je n’ai pas eu trop de la peine à la croire et surtout qu’elle ne savait rien sur la présence de la maîtresse. Elle a dit cela trop naturellement, comme une histoire ancienne qui avait été un banal incident. Par contre le mari a semblé un instant perturbé. Si j’avais été mêlé à l’enquête, je savais qu’il était avec sa maîtresse. Je l’ai rassuré que je n’avais fait qu’une enquête de voisinage concernant la probabilité que la foudre était tombée sur la maison et que j’étais immédiatement parti sur une autre enquête. Il a semblé rassuré. Mais en faisant cela, j’avais quand même mis une pression supplémentaire sur le bonhomme. C’est parfois utile.
Eh bien l’enquête avance bravo, approuva Léo. Et pour la suite ?
– Pour la suite j’ai glané des renseignements à gauche et à droite. Le puzzle s’est peu à peu constitué. J’ai surtout appris que le vol de lingerie avait eu un autre témoin, un peu tombé du ciel. J’ai me suis quand même donné à un moment un vrai rôle de flic menant une enquête et présentant ma carte. Le but c’était d’interroger un peu les autres habitants de la maison sur le vol. Je n’avais pas besoin de dire que j’agissais officieusement. Je suis tombé sur un ancien militaire à la retraire, un mec des colonies. Il avait entendu l’altercation dans la buanderie et vu mon copain qui entrait avec les bouquins pour repartir juste après. Il ne connaissait rien de ces vols, mais avait reconnu les voix lors de l’engueulade. Il avait alors appris que le jeune locataire était un voleur de sous-vêtements. Ca l’avait étonné, mais il n’avait pas à se mêler de cela, on n’avait pas volé ses caleçons. Il pensait que l’histoire en était restée là. Il ignorait qu’une soi-disant plainte avait été déposée et qu’une enquête était menée. C’est pour cela qu’il m’a dit ce qu’il savait.
– Eh bien nous avons tous les éléments, conclut Marly. En partant d’une banale histoire de vol, vous avez soulevé un tapis sous lequel se cachaient des personnages pas toujours flamboyants. Mais comment tout cela s’est-il terminé ?
– Comme je vous l’ai dit au début de mon histoire, c’est l’histoire du mec qui connait quelqu’un qui en connait un autre. En fait, il est devenu un copain par la force des choses. C’est l’ami d’un de mes copains d’enfance avec qui j’ai gardé quelques relations. On s’est rencontrés par son intermédiaire une fois ou deux et on a bu un verre ensemble. Voilà comment il est devenu mon copain. Il en a bien profité pour venir me taper avec son histoire de vol. Enfin, vous savez maintenant comment cela a fini et quel était son but premier, faire passer le mari de sa maîtresse pour un personnage un peu libertin, il en avait tout intérêt.
– Ce qui m’étonne le plus quand vous racontez votre histoire, souligna Marly, c’est que vous n’avez jamais mentionné un nom. C’est votre copain, la maitresse de, le fils du voisin, etc…
– Ah ben pardieu, je ne suis pas un flic pour rien. S’il m’arrive d’agir un peu à ma manière, je ne mets pas les personnes en pâture à l’opinion publique. Imaginez que si mon copain s’appelait Emile Durand, mais par hasard l’un d’entre vous pourrait le connaître. Vous voyez la scène d’ici, l’inspecteur Laverne a déconné une belle histoire sur toi. Le seul nom que j’ai cité c’est mon aide Laurent, cela n’engage à rien, il y en a des milliers et c’est plutôt un mec régulier.
Il s’arrêta un instant et regarda Léo.
– Vous-même mon cher Léo, avec vos albums de photos et toutes les conquêtes qui y figurent, vous avez matière à faire du scandale. Si vous publiez vos photos, il y en aurait certainement une ou deux qui pourraient ne pas trouver ça drôle.
Léo regarda Laverne avec un sourire et acquiesça.
– Vous avez raison. Mais je crois que si vous m’en parlez, c’est que vous pensez bien que je ne le ferai jamais. Ce sont des souvenirs, des souvenirs que j’aime à me rappeler. Ils me parlent d’une autre vie, celle que j’avais avant. Ils n’appartiennent qu’à moi. Personne d’autre ne peut les ressentir de la même manière. Pour les autres, ce sont juste des photos érotiques, des porte-jarretelles, des bas nylons, c’est ce qu’ils verront en premier, peut-être s’attarderont-ils sur un visage, mais jamais ils ne sauront ce qui peut se cacher derrière. La seule chose qui pourrait me faire plaisir, c’est qu’elles auront sans doute aidé à éclaircir le meurtre de mon ancienne conquête.
– En effet si j’en ai parlé, c’est sans douter un seul instant que cela restera dans votre jardin secret. C’était à titre d’exemple, pour dire que rien n’est tout à fait innocent dans ce que l’on fait. Un moment de folie peut vous transformer en criminel, le jour où il vous fallait rester au lit et que justement vous êtes levé de bonne heure. Mais j’en reviens à mon histoire. J’ai eu une sérieuse explication avec mon copain. Je lui ai raconté que j’avais découvert qu’il entretenait une relation avec qui vous savez. Il m’a eu l’air surpris, mais cela a semblé mettre un pavé dans sa mare. Je lui ai signifié que s’il voulait prendre le mari en faute, il ne fallait pas compter sur moi, qu’il se débrouille avec sa belle. Vous vous doutez bien que je ne lui ai soufflé mot sur l’état du mari, cela l’aurait rendu trop heureux, il allait enfin pouvoir profiter de la belle vie à plein temps. La seule que je lui ai dit au sujet du vol, c’est que je n’avais rien découvert, que je manquais de moyens en agissant officieusement pour pousser plus loin les investigations. Si on voulait plus d’éclaircissements, il fallait que la personne lésée dépose officiellement une plainte. Et je crois que vous avez compris qu’elle n’y tenait pas tellement.
– Et justement ce mari qu’est-il devenu ?
– Eh bien je ne terminerai pas l’histoire par une oraison funèbre, il vit toujours malgré son mal incurable. J’ai aussi eu quelques doutes sur la réalité de sa maladie. Souvenez-vous que son médecin, qui fricotait alors avec sa femme, lui avait glissé à l’oreille qu’il n’en avait plus pour longtemps, sans en glisser un mot au principal intéressé. Je me demande s’il n’avait pas prévu de lui filer un bouillon d’onze heures pour avoir le champ libre avec sa dulcinée. C’est très plausible, il décide cela, il lui fait croire qu’il n’en a plus pour longtemps, elle le croit et agit comme tel. Elle quitte son toubib persuadé qu’elle va toucher le pactole, elle se remet en selle avec mon copain, mais garde son petit secret pour elle. Vous connaissez la suite de l’histoire. Mais je vais vous avouer encore une chose, j’ai quand même mené une petite enquête du côté de ce toubib. Il semble que le mari s’est soudain trouvé mieux quand sa femme a cessé de la fréquenter. Il n’avait alors plus tellement de raisons de vouloir éliminer le mari. Je ne sais pas par quel moyen, s’il a tenté de le faire, comment il avait décidé de l’envoyer au cimetière. On peut imaginer bien des possibilités. Sûrement un moyen par lequel il aurait pu constater le décès sans qu’on mette en doute sa bonne foi. Quand vous êtes mourant, on appelle en général le médecin de famille, surtout s’il s’occupe de vous depuis des années, ce qui avait l’air d’être le cas. Je n’avais aucune preuve de ce que j’avançais, quelques divagations de flic et puis comment pouvais-je le mettre à table ?
– Cela aurait été un crime passionnel alors ?
– En jugement aux Assises, cela aurait certainement été le cas, encore faut-il que le crime soit découvert et surtout qu’il ait été commis !
Marly sonda Laverne, quelque chose l’intriguait dans ses dires et la manière de le faire. Il y décelait une sorte de jouissance.
– Je ne sais pas mon cher Laverne, mais j’ai l’impression que quelque chose vous fait énormément plaisir dans tout cela.
Ce fut au tour de Laverne de s’intéresser à Marly. Il le regarda avec un sourire presque extasié.
– Monsieur Marly, vous auriez fait sans doute un bon flic. Si je vous ai raconté toute cette histoire, c’est un peu pour faire plaisir à notre ami Léo qui les adore. Mais ce n’est pas la seule raison, il y en a une autre. Je ne peux rien dire pour le moment, mais cela viendra. Il faut d’abord qu’un certain monsieur Seiler, ici présent se rende à Pau. C’est pour bientôt. Allez, j’offre encore une tournée et je file. Nous boirons à la santé de la chance qui devrait nous sourire. Bientôt, bientôt !
Le vendredi, fameux jour entre tous pour l’équipe, une sorte de conseil de guerre se tint au bistrot. Tout commença sur le coup de midi, Marly et sa compagne retrouvèrent Léo pour un repas de midi concocté par ce dernier. Bien sûr la discussion roula sur les événements possibles de la journée. Comme convenu, Seiler était parti la veille pour Pau rejoindre les collègues de Laverne pour l’identification de Singer dès qu’il débarquerait du train en provenance de l’Espagne.
Il n’y avait pas des tas de possibilités, seulement deux en apparence, où c’était lui ou ce n’était pas lui. Il n’y avait pas de raison que Singer se dérobe à ses engagements. Une discrète enquête confirmait que son concert aurait effectivement lieu et que selon les renseignements communiqués par les amis de Marly en Espagne, ce ne pouvait être que par le train qui arrivait depuis Canfranc à 14h30. A ce moment-là, les dés seraient jetés, un double un ou un double six.
Au fond, Léo regrettait de ne pas jouer un rôle plus actif, mais comme il en avait été décidé, sa présence n’aurait fait que rendre les choses plus compliquées. Singer ne s’imaginait certainement pas qu’il était attendu pour autre chose que de jouer quelques morceaux. Soit il avait la conscience parfaitement sereine, chose peu probable selon l’avis de tous, soit il détenait au moins une partie de la solution du meurtre. Quant à dire qu’il allait se mettre facilement à table, si c’était le cas était une autre paire de manches. Mais la police avait sans doute quelques moyens persuasifs pour lui tirer les vers du nez. Il connaissait très bien Singer, malgré le fait qu’il ne l’avait pas vu depuis des années, mais l’inverse était tout aussi valable, que penserait-il s’il apercevait son ancien complice juste au moment où la police l’interpellerait ? Fort de toutes ses petites déductions, Léo estimait quand même que sa présence n’était pas indispensable. Quoi qu’il arriverait, en apparence il n’était pas mêlé à la suite des événements, en apparence seulement.
Laverne avait promis de passer les voir dès qu’il aurait des nouvelles. Un collègue de Pau l’informerait dès que possible. L’info qui arriverait en premier serait bien évidemment la rencontre de Singer et de la police. On saurait définitivement si l’histoire s’arrêtait là ou s’il fallait attendre la suite. Il n’y avait plus qu’à patienter.
– Je pense que nous aurons des nouvelles dès 16 heures, pronostiqua Marly.
– Sans doute, renchérit Léo. Mais je crois que nous devrions prendre un petit dessert, cela nous fera patienter. Je suis allé acheter des babas au rhum tout à l’heure, j’adore ça et vous ?
– Je suis d’accord pour un baba, et toi Isabelle ?
– Bien volontiers, mais si j’avais su je vous aurais fait un soufflé à l’absinthe.
– Un soufflé à l’absinthe ?
– C’est encore un truc que j’ai ramené de Suisse.
– Elle n’est pas interdite là-bas ?
– Oh que si, mais dans certaines régions suisses, notamment près de Pontarlier, on peut dire qu’elle coule à flots. Il y a un tas de gens qui la fabriquent discrètement. On peut même en boire dans certains bistrots en donnant un nom de code, un sirop de berger par exemple. Evidemment si le bistrot n’est pas dans le coup, vous risquez de passer pour un fou ou on va vous demander ce que c’est.
Léo rigola. Il n’avait jamais goûté ce breuvage et on ne lui en avait d’ailleurs jamais demandé, même pour plaisanter. Mais il connaissait vaguement son histoire, il savait aussi que Verlaine en était un grand consommateur et que bien de ses poèmes sentaient un peu l’absinthe. Mais il voulait en savoir plus.
– Et toi tu comment as-tu connu ça, je suppose que tu en as à la maison puisque que tu voulais nous en faire un soufflé ?
– Je vous avais dit que papa avait été attaché militaire à Berne et que nous étions avec lui, maman et moi. Un de ces colonels suisses, ami de papa, nous avait invité un dimanche chez lui. A l’apéritif il a proposé une absinthe, ce qui a pour le moins étonné papa. Au début, il s’est demandé s’il ne se foutait pas un peu de lui, mais non c’était bien vrai. Le colonel lui a un peu expliqué les relations que les Suisses avaient avec l’absinthe. En gros c’est interdit de la fabriquer, mais c’était moins interdit de la boire. Dans certains endroits, elle se fabrique clandestinement, mais c’est le secret de Polichinelle. Tout le monde sait, flics y compris, où on peut s’en procurer. S’ils se font attraper, ils ne risquent pas d’aller finir leurs jours au bagne, mais c’est plus au plan fiscal que cela risque de faire mal, car ils ne payent pas la taxe sur les alcools. S’ils arrivent à prouver que vous en avez fabriqué des milliers de bouteilles, ils vont rattraper les arriérés, plus les intérêts.
– Et ton père a aimé ?
– Ah plutôt ! Encore aujourd’hui son ami s’arrange pour qu’une bouteille arrive de temps en temps discrètement chez lui. Moi j’aime moins, mais cette recette du soufflé que j’avais repérée en Suisse me plaisait énormément, c’est délicieux. C’est pour cela que j’en ai à la maison. Heureusement que Laverne n’est pas là, on risquerait des ennuis !
Cette affirmation provoqua un éclat de rire.
– Lui, il serait le premier à demander comment s’en procurer une bouteille !
Il y avait certainement quelque chose de vrai dans cette remarque. Pour l’instant, il n’était pas là, mais il finirait bien par arriver. Après le dessert et une nouvelle tournée de cafés, on entama une partie de tarot, un jeu qui ravissait Léo. Il était même un adversaire assez redoutable, il adorait la chasse au petit quand la partie s’y prêtait.
De temps en temps l’un ou l’autre regardait la pendule en dessus du comptoir. Les minutes défilaient lentement. On passa quinze heures, puis seize heures. Un peu avant 17 heures, Léo qui regardait dehors annonça avec un sourire :
– Voilà Laverne !
Oui c’était bien Laverne qui traversait la rue en direction du bistrot. Il poussa la porte et chercha l’équipe à Léo du regard. Un sourire illumina son regard quand il vit qu’ils étaient là. En passant devant le comptoir, il commanda un blanc sec et vint s’assoir à la table. Il se doutait bien qu’il était attendu, mais il pensait bien que les paroles seraient plus importantes que la présence de sa personne. Il adressa un regard à chacun, attendit que le verre de blanc soit posé devant lui, en but une brève gorgée et se mit à parler :
– On peut dire que l’opération a réussi. Voici en gros ce que mon contact m’a raconté. Seiler a formellement reconnu Singer. Mes collègues de Pau l’ont abordé en lui demandait de décliner son identité. Il s’est présenté sous un autre nom, ce que confirmaient les papiers qu’il a présentés à leur demande. Les deux hommes qui l’accompagnaient, ses collègues musiciens, ont soutenu ses dires. Ils ont prié le trio de les suivre au poste comme on dit. Ils ont bien sûr protesté qu’ils avaient un engagement le soir même.
– C’était à prévoir, avança Léo.
– Evidemment, c’est que j’aurais aussi dit. Mais l’argumentation des collègues fut de poser le problème comme une simple vérification d’identité, ce qui ne leur prendrait que quelques minutes, en charge de les conduire à l’endroit qu’ils désiraient après coup.
– J’aurais pas fait mieux, ironisa Marly.
– Une fois au poste, la première constatation de mes collègues fut que les papiers étaient authentiques, du moins au niveau administratif. Ce qui ne veut pas dire qu’ils certifient que le nom qui figure dessus est bien celui de la personne qui les détient. Là, c’est la routine policière qui doit entrer en jeu. On lui mit sous le nez une photo d’un concert prise quand notre ami Léo donnait un de ses concerts. Seiler était bien visible et il ne pouvait nier que cela la ressemblance était frappante. Deux personnes qui se ressemblent, qui exercent le même métier, et que son nom d’artiste actuel Gersin est proche parent de Singer, cela fait beaucoup de coïncidences.
– J’imagine que le personnage devait commencer à se sentir mal à l’aise, affirma Léo.
– Dans ces cas-là, on argumente en lui disant que nous pouvons gagner du temps s’il avoue tout, ou alors en perdre tout en lui affirmant avec certitude que nous finirons bien par savoir ce que nous voulons savoir. Il a bien sûr affirmé qu’il n’avait rien à cacher que la police se trompait, qu’il était un paisible citoyen qui vivait en Espagne et tutti quanti. Pour contrôler ses dires, on pouvait faire venir Léo, il saurait bien dire s’il est l’homme qu’il prétend ou son ancien chef d’orchestre, c’était dans le domaine du possible.
– Alors il a craqué ?
– Pour finir, il a reconnu qu’il était bien Singer et qu’il vivait en Espagne pour s’éloigner du milieu et des mauvaises fréquentations. Ce qu’il ne savait pas, à la limite qu’il pouvait deviner, c’est la cause de notre interpellation. Il pensait peut-être que c’était seulement à cause de l’usurpation d’identité, mais on n’envoie pas au bagne pour ça.
– Et ensuite, questionna Léo, qu’a-t-il dit ?
– Pour l’instant, je n’en sais pas plus, ils sont en train de le cuisiner, cela peut durer un moment, cela dépend de la coriacité du personnage. La seule chose de sûre, c’est que Singer est bien Singer et personne d’autre. Mais je crois que nous tenons le bon bout, il finira par cracher le morceau. Je suis venu vous informer des premiers balbutiements de l’interrogatoire, car il y aura une enquête approfondie c’est certain. Cette affaire était un peu tombée dans les oubliettes, mais suite à ce que vous savez, la police a une occasion faire la lumière et de redorer un peu son blason. En attendant je propose une tournée.
– Ah non c’est la mienne, balança Léo. Le vent souffle du bon côté avec vous mon cher Laverne.
– Léo du Hurlevent ! ironisa Marly
Depuis l’arrivée de l’inspecteur, Isabelle n’avait pas prononcé un mot. Néanmoins, elle n’en avait pas perdu une miette. Elle pensait que tout cela était un peu sa faute, sans se sentir coupable pour un rond. Si elle n’avait eu cette coquetterie de porter ces talons après les avoir trouvés, rien de tout cela ne serait arrivé. Pire encore, que son homme soit le copain de celui qui les avait achetés. Et que ce dernier se soit attardé sur ses jambes rien parce qu’il avait remarqué qu’elle portait des bas à coutures et qu’il aimait ça. Elle pensait aux derniers dénouements de toute cette histoire, le fameux Singer salaud ou innocent, elle ne savait pas encore très bien, elle imaginait ce qui était en train de se passer à des centaines de kilomètres. Elle avait quand même une question qui lui brulait les lèvres, elle s’en ouvrit à Laverne :
– A la place de vos collègues comment l’interrogeriez-vous ?
– Je ne suis pas à la place de mes collègues, mais j’ai ma méthode et c’est dans doute celle que j’utiliserais. J’aime bien pratiquer le faux pour savoir le vrai, je vais vous donner un bref exemple avec la complicité de Léo. D’accord Léo ?
– Oui, oui, je veux bien si vous me promettez que je ne finirai pas en prison, on sait jamais avec vous.
– Aucun risque, c’est un interrogatoire fictif, comme si je vous soupçonnais de quelque chose, mais répondez par la stricte vérité. Mardi passé, vous avez fait une bonne recette malgré la pluie qui tombait à flots?
– Mais il ne pleuvait pas mardi !
– Avec ça je sais de manière assez sûre que vous étiez probablement mardi dans votre bistrot, au pire à Paris, car il faisait plutôt beau ici alors qu’il faisait un temps très médiocre presque partout ailleurs. Selon les situations et les cas on peut moduler, mais il faut avoir un minimum de présomptions, un fil rouge. Dans le cas évoqué avec Léo, supposons qu’une personne l’accuse d’avoir commis un braquage à Lille. Je suis à peu près sûr qu’il accuse Léo pour une raison que j’ignore, mais qu’il n’était pas là au moment du braquage le fameux mardi. Dans les cas où deux personnes sont suspectes, c’est assez facile, car pour que cela tienne la route il faut absolument qu’elles racontent exactement la même chose et on les interroge séparément bien évidemment. Avec une histoire inventée, il y aura fatalement des divergences, mais…
Marie-Thérèse vint à la table.
– Monsieur Laverne, on vous demande au téléphone…
– Ah c’est mon contact de Pau, je lui ai demandé de m’appeler ici s’il y avait du nouveau.
La tablée suivit du regard Laverne qui se dirigeait vers le téléphone. Comme ce dernier se trouvait à l’autre bout du comptoir, il était difficile d’entendre la conversation perdue au milieu du brouhaha de la clientèle qui était peu nombreuse mais bruyante. A défaut d’entendre, on pouvait regarder les mimiques du flic, l’oreille collée au récepteur. Son visage restait pourtant du genre impassible. De temps en temps, il ponctuait d’un hochement de tête ce que son interlocuteur débitait à l’autre bout du fil, qu’il interrompait parfois par une question. La discussion dura bien cinq minutes, c’était d’autant interminable pour les intéressés qui attendaient, guettant le moindre signe positif ou négatif à la question que tout le monde se posait, Singer avait-il craché le morceau ?
Finalement, Laverne raccrocha et revint s’assoir à la table.
– Il joue au coriace le bonhomme. Vous vous en doutez, mes collègues l’ont questionné sur les fameuses chaussures, comment étaient-elles arrivées aux pieds de sa copine le jour de la fête du général. Il a dit qu’il n’en avait pas la moindre idée, qu’elle les avait sûrement achetées d’occasion et qu’il n’en savait pas plus.
Isabelle prit la parole :
– Si je me souviens bien, il avait dit à sa copine de fermer sa gueule, que les chaussures valaient une place en enfer ?
– C’est exact, ils lui ont rappelé ce qu’il avait dit à sa copine, mais il ne se rappelait plus d’avoir dit cela.
– Cela va être difficile de lui en faire dire plus, affirma Léo, un rien déçu.
– Ne vous inquiétez pas, je ne suis pas flic pour rien. Je n’ai pas perdu mon temps, vous savez. Pour moi la clé de l’énigme se trouve ici, à Paris ou dans les environs. C’est bien ici que le meurtre a été commis. Singer est un lien qui nous relie à lui, c’est bien pour cela que nous l’avons intercepté à Pau. Plus encore, sa copine de l’époque est bien celle qui portait les chaussures lors de la fameuse soirée pour la promotion du général, le père d’Isabelle. Vos témoignages et ceux recueillis ailleurs sont affirmatifs, il s’agit bien de Geneviève Lacour, plus connue sous le nom de Maude dans les milieux de la prostitution. Que Singer sache quelque chose, c’est évident. Sa remarque à Geneviève lors de la fête et son allusion à une place en enfer, montre qu’il sait quelque chose. D’après Léo, il n’a pas la carrure d’un meurtrier, mais ne semble pas pour autant avoir fréquenté tous les saints du paradis. Je me suis posé la question, à savoir quel pouvait être son lien avec le meurtre, et comment sa copine pouvait être au courant de la chose. La trace de Geneviève se perd après son séjour à l’hôpital suite à sa chute dans la piscine. Comment Singer a-t-il vécu cela et que s’est-il passé après l’accident ?
Léo regarda Laverne, une lueur intéressée dans le regard.
– Je devine que vous avec découvert du nouveau ?
– Comme je vous l’ai dit, c’est à Paris que se trouve la clé de l’énigme. J’ai fouillé dans le passé autour de Maude et de son souteneur, Monti. Si j’ai tenu tellement à ce que l’on retrouve Singer, c’est que j’ai besoin de lui pour éclairer ma lanterne sur un ou deux points, pas tellement pour lui coller un meurtre sur la peau, je peux déjà vous le dire, il est totalement innocent sur ce point.
– Mais encore ? questionna Marly
– Léo, quand vous avez appris la mort de Lucienne, c’était par la bouche d’un tenancier d’une boîte à Pigalle, le Lugano ?
– Exact, je l’ai su avant que les journaux en parlent par sa bouche.
– Je suis parti sur la piste de ce tenancier, Hervé comme vous l’appeliez, comment pouvait-il connaître le meurtre de Lucienne avant tout le monde ?
– A l’époque, je ne me suis pas posé la question, cela pouvait être la rumeur, vous savez les nouvelles circulent vite dans le milieu.
– En effet, mais c’est toujours intéressant d’avoir une version des faits autre que celle que peut raconter un journal ou l’autre. Eh bien, j’ai fini par le retrouver, il est toujours à Paris et il tient toujours un bistrot, mais c’est un simple bistrot de quartier vers la porte de Saint-Ouen.
– Ah, interrompit Léo, il est toujours en vie et il va bien ?
– Même qu’il se rappelle très bien de vous et qu’il m’a semblé étonné que vous soyez aussi devenu un bistrotier. A part ça, il va bien, il vit tranquillement, il est marié avec une ancienne pute et ils ont l’air heureux. Il a bien éclairé ma lanterne. Il se souvient très bien comment il a été mis au courant de la mort de Lucienne, c’est un gars du milieu, un certain Pedro qui lui en a parlé. Il faisait partie de la bande à Monti, le souteneur qui s’est fait buter un peu après la mort de Lucienne, vous vous souvenez ?
– Oui nous en avons parlé.
– Eh bien, et c’est là que cela devient intéressant, il le savait par la bouche de Monti, car quand Lucienne est morte, elle était dans sa voiture. En effet, quand Monti est parti avec Lucienne, elle ne se sentait pas très bien. Monti a mis cela sur le compte de l’ivresse car ils avaient passablement bu lors de la soirée. Mais pendant le voyage, elle s’est sentie de plus en plus mal et a fini par passer l’arme à gauche.
– Ce que je n’ai jamais su, affirma Léo, c’est de quoi exactement elle est morte, empoisonnée d’accord, mais avec quoi ?
– Vous connaissez une plante qui s’appelle Gueule de loup ?
– Je crois que je connais, répondit Isabelle, c’est une fleur de couleur violette qui passe pour être toxique.
– C’est plus que cela, c’est un véritable poison, l’une des plantes, sinon la plante la plus toxique que l’on peut trouver dans nos régions. Quelques grammes suffisent à un homme pour passer à trépas. A l’autopsie on en a trouvé des traces, elle est plus que probablement morte de cela.
Marly qui jusque-là écoutait en silence se manifesta.
– Si je me souviens bien, on l’a retrouvé dans une forêt, c’est donc Monti qui s’en est débarrassée ?
– Oui, toujours d’après Pedro, il a choisi cette solution, la plus pratique pour lui. Personne ne les avait vus partir, ils avaient fait une fête en petit comité, sans témoins. Tous des gens du milieu n’allaient pas vendre la mèche. Il est probable que Monti voulait la mettre au travail pour son compte, mais ce n’était pas encore officiel, si l’on peut dire ainsi. Il ne laisserait pas trop de soupçons derrière lui, et puis s’il avait besoin de témoins, il pouvait compter sur sa bande, ils affirmeraient tous qu’il n’avait pas quitté l’endroit de toute la soirée.
– Pourquoi, pendant qu’on y est ne l’a-t-il pas tuée ?
– Je suis sûr que non, mais pour en être absolument certain, j’ai besoin de Singer, qu’il parle à propos de quelque chose et je tiens la solution.
– Vous êtes sûr ?
– Vous connaissez le film « Le troisième homme », eh bien je vais faire un remake à ma manière
Evidemment tout le monde connaissait « Le troisième homme », même Léo se rappelait l’avoir vu au cinéma, plus encore, la musique l’avait marqué. C’est une de ces musiques qui se grave dans votre mémoire sans en connaître ni le titre, ni l’interprète. Il scrutait attentivement le visage de Laverne, décidément il le surprendrait toujours. Maintenant, il faisait presque partie de ses amis, du moins il pouvait sereinement en envisager la possibilité. Tout à l’heure, à son arrivée, suite à ses premières paroles, il croyait que tout était foutu, que le mystère risquait bien de rester mystère. Si Laverne pouvait devenir un ami, Léo devinait qu’il le connaissait encore mal. Il percevait quelques lueurs, principalement le caractère joueur du policier. Il l’affirmait, non pas sur une table de jeu, mais bien dans sa manière de se servir de l’esprit des autres pour mieux affirmer le sien. C’était le genre de type qui choisissait d’abord la mauvaise nouvelle, pour rendre la bonne encore meilleure. Léo le sentait, il allait se passer quelque chose.
– J’ai besoin de Singer, comme je vous l’ai dit, pas pour lui coller un meurtre sur le dos vous le savez maintenant, mais pour qu’il me précise un pont, un seul. Léo, à part être un excellent musicien, connaissiez-vous d’autres passions ou intérêts à Singer ?
Léo réfléchit, pour lui Singer c’était un musicien, même un très bon. Cela dit, ils n’avaient pas toujours discuté de musique, plutôt de tout et de rien. En réfléchissant bien, il trouva quand même quelque chose, pas tellement pour en avoir discuté avec lui, mais juste parce qu’il le savait. Il se lança :
– Il me semble qu’il avait un certain intérêt pour le jardinage et la botanique. Je crois que son père était un prof de sciences naturelles, il m’avait parlé de lui une ou deux fois.
– Et savez-vous, s’il avait hérité de cette passion ?
– Hérité, je n’en sais rien. Ce que je sais, c’est que son père était décédé un peu avant qu’il me rencontre. Je me souviens qu’il avait vendu une sorte de collection de plantes, un herbier je crois que ça s’appelle, à un naturaliste pour une somme dérisoire, pour un musée ou un truc comme ça. L’appât du gain n’était certainement le but, mais histoire de faire de la place. Si je connais cette histoire, c’est que le bonhomme est venu un soir après le concert et a dit qu’il voulait voir Singer, qu’il avait rendez-vous avec lui. Effectivement, Singer a parlé avec lui, un moment et je l’ai vu remettre une sorte de classeur épais d’au moins une vingtaine de centimètres.
– Je vois que votre mémoire est excellente, c’est bien ainsi que cela s’est passé. J’ai retrouvé ce bonhomme. J’ai appris par lui que le père de Seiler était un passionné de plantes, sans être un savant il était érudit dans le domaine, il avait amassé une sorte de collection de plantes rares ou spéciales. Il a racheté la collection du père Seiler pour l’intérêt particulier qu’elle représentait. Son but était très simple, il voulait l’exposer dans le lycée où lui-même enseignait. Il connaissait le père par la force des choses, ils étaient du même métier et s’étaient rencontrés quelquefois. Quand il a appris sa mort, il a repensé à cette collection et a contacté le fils, qui l’avait effectivement conservée. Il faut que je vous précise un point, la mère de Seiler est morte avant son mari, et Seiler était fils unique. Il était le légataire universel. Avant de vous en dire plus, je crève de faim, on pourrait manger quelque chose si vous avez aussi la dent ?
Le temps avait passé et il est vrai que l’idée de manger quelque chose n’était pas si mauvaise. Même que Léo avait pris ses précautions, il avait envisagé qu’il y aurait du monde pour le dîner.
– J’ai prévu le coup, ce matin j’ai concocté une sauce financière pour des vol-au-vent, avec frites et salade, cela vous irait ?
L’accueil fut très enthousiaste, Laverne parce qu’il aurait même mangé des épinards, chose qu’il détestait. Marly et Isabelle raffolaient de tout ce qui pouvait ressembler à un vol-au-vent. Pour Léo, c’est bien la gourmandise qui avait dicté son choix. Il l’avait fait passer avant le reste, tout en sachant qu’au moins deux des personnes présentes ne feraient pas la grimace. Il appela Marie-Thérèse pour qu’elle dise à sa femme de descende préparer le repas. Elle était au courant et savait ce qu’elle avait à faire. En attendant, Marly proposa l’apéritif sous la forme d’un coup de blanc. Il savait que Laverne en buvait avec un plaisir non dissimulé, et puis il se disait que plus il boirait plus il serait disert sur la suite des résultats de son enquête. Quand Marie-Thérèse revint, il lui signifia la commande en la priant d’amener quelques cacahouètes salées, une sorte de drogue pour lui.
On trinqua une nouvelle fois en attendant le repas. Personne ne manifesta d’impatience envers Laverne et ses secrets. On imaginait que le bonhomme n’allait pas en rester là et que les confidences ne sauraient tarder. Isabelle, toujours fine mouche, pensa que son silence était voulu. Elle le surprit plusieurs fois en train de regarder en direction du téléphone, comme si ce dernier allait se mettre à sonner sous l’emprise de son regard. Elle pensa, sans en être certaine, qu’il attendait des précisions de son correspondant. A son avis, il était plus que probable qu’il ne voulait pas se lancer dans de nouvelles révélations sans avoir la confirmation de quelque chose. Jusqu’ici, il avait parlé de choses dont il était sûr. Il avait certainement plus ou moins dénoué toute l’intrigue. C’est un peu comme quand on marche avec un lacet dénoué à ses chaussures, on peut marcher, mais on risque aussi de se casser la gueule. Le coup de téléphone qu’il semblait attendre pouvait être le coup de main qui lui permettrait de rattacher son lacet et marcher d’un pied sûr en direction de la vérité.
Le repas arriva. La sauce était délicieuse, une petite merveille. Si Léo n’était plus capable de pousser la chansonnette, il savait très bien ouvrir la bouche pour y enfourner de bonnes choses. Même es banales frites prenaient chez lui l’allure d’un festin. Il savait très bien acheter les pommes de terre qui convenaient le mieux à les rendre parfaites et employer l’huile qui convenait à ce genre de préparation. Il ne faisait pas mystère de sa méthode, il n’employait que de l’huile parfaitement fraîche, c’était aussi simple que cela. Laverne qui n’avait jamais vraiment goûté la cuisine à Léo, ne put que lâcher quelques compliments. Il travailla d’un couteau et d’une fourchette allègres, un peu comme s’il chassait des mouches importunes venues essayer de lui voler un peu de son repas. Quand son assiette fut presque vide, il regarda l’assistance et lança :
– A propos de plantes, cela ne vous fait pas penser à quelque chose ?
A suivre
Chacun réfléchit à la question, mais Isabelle avait déjà fait sa petite déduction, l’intuition féminine certainement. Et même un peu plus, elle avait toujours écouté parler les autres, plus qu’elle ne parlait elle-même. Ce fut donc elle qui devança tous les autres pour émettre son opinion.
– D’après ce que vous avez affirmé, la victime a été empoisonnée par une plante qui s’appelle la Gueule de loup ?
Laverne sourit en regardant Isabelle
– Et vous en déduisez quoi ?
– Singer a l’air de s’y connaître en plantes, pourquoi pas aussi celles qui sont toxiques ?
– Dire qu’il s’y connaissait en plantes et sans doute exagéré, mais c’est pratiquement sûr qu’il était sans doute au courant de l’existence de cette plante.
– C’est assez dans les cordes de Singer, ajouta Léo. Pour certains trucs c’était un passionné, je dirais surtout pour tout ce qui sortait un peu de l’ordinaire. Je sais qu’il s’intéressait aux histoires de soucoupes volantes. Il affirmait lui-même en avoir vu une. De là à avoir retenu le côté un peu spécial de cette plante, il y a un pas que l’on peut franchir. On peut imaginer que son père, un peu passionné comme le sont tous les collectionneurs, lui avait souligné les pouvoirs spéciaux de la plante, car elle figurait certainement dans la collection. Savez-vous Léo quelles relations il avait avec son père ?
– Je ne l’ai jamais vu, il ne m’en a pratiquement jamais parlé. Je sais qu’il a existé, c’est une évidence, mais il ne m’en a jamais dit du mal, ni du bien d’ailleurs. Si j’en juge par la culture de Singer, je crois que son influence en tant que de prof est certaine. Sans être un puits de savoir, il avait de bonnes connaissances générales, il écrivait d’une très belle écriture. C’est lui qui rédigeait souvent les petits articles que l’on publiait dans la presse quand nous devions nous produire ici ou là, quand nous avions droit à un peu de publicité dans un journal local.
A ce moment le téléphone sonna dans le calme relatif du bistrot. Laverne suivit d’un œil intéressé Marie-Thérèse qui se dirigeait vers lui. Elle décrocha le combiné et après quelques secondes secoua affirmativement la tête. Elle balaya la salle du regard et s’arrêta sur Laverne en lui faisant comprendre que c’était pour lui.
– Commandez les cafés pour dans cinq minutes, je reviens tantôt, j’espère avoir du neuf.
Léo fit un signe convenu à Marie-Thérèse, elle pouvait couler les cafés quand Laverne en aurait terminé avec son coup de fil.
– Du colombien ? interrogea la serveuse.
– Bien sûr !
Le petit noir colombien était aussi une spécialité du bistrot qui attirait une certaine clientèle. Léo avait son secret, il achetait son café chez un importateur de la rue voisine. Il venait directement de Colombie, un pays que Léo avait visité quand il était un peu plus qu’un adolescent. Il avait un oncle qui s’y était établi et il l’avait invité pour les vacances. On peut dire que c’était celui de la famille qui avait réussi. Il avait monté un commerce d’export et une grande partie des produits du pays, le café notamment, ne sortait pas du pays sans passer entre ses mains. Léo se souvient que le voyage en bateau avait été payé par son oncle, pour lui, rien que pour lui et en première classe s’il vous plait. Il aimait à se rappeler ces souvenirs, surtout la petite Carmen, une secrétaire de son oncle. Une belle hispanique avec qui il avait appris les trois mots d’espagnol qu’il savait. Il est vrai que les langues fourrées empêchent les conversations de haute portée philosophique quand les bouches sont trop proches l’une de l’autre. Il avait adoré sa cuisine, avec les yeux de l’amour elle devenait délectable. Il aimait particulièrement un plat, la bandeja paisa, un mets typique servi sur une planche. Et par-dessous tout, elle avait adopté une mode vestimentaire à l’européenne, assez de rigueur dans l’entourage de son oncle. Elle portait même des bas, chose qui n’était pas tout à fait étrangère au fétichisme de Léo, du moins elle avait contribué à envoyer les premières fusées dans son ciel de nylon.
– Tu rêves Léo ? demanda Marly
– Oh j’étais parti faire un petit voyage en Colombie. Tu sais la belle Carmen…
Marly connaissait l’existence de cette fille. Il avait eu vent de son voyage, Léo lui avait montré une photo. Il savait aussi que son oncle avait été tué durant La Violencia, une guerre civile qui avait duré près de dix ans. On n’aimait pas trop les riches étrangers durant cette époque troublée. Quant à Carmen, elle s’était fondue dans la foule, il n’avait plus jamais entendu parler d’elle. Mais il savait aussi que ses premiers pas sur scène durant la guerre avaient encore un peu la saveur de Carmen. Un de ses potes musiciens lui avait composé une chanson sous ce titre, chanson qu’il n’avait jamais enregistrée quand il commença à faire des disques, comme il disait. Il avait songé rester en Colombie, la marier, mais les lueurs de la guerre s’étaient soudain allumées dans un ciel qui devenait de plus en plus sombre. Il avait regagné son pays, triste, mais avec pleins de projets. Le principal restait l’espoir de pouvoir devenir ce qu’il rêvait, un chanteur à belle voix, ce cadeau que la nature lui avait réservé et qu’il comptait bien mettre en évidence. Il retournerait en Colombie faire la sérénade à sa belle, elle lèverait sans doute le bas de sa robe pour lui montrer qu’elle portait bien des bas, attachés à ces belles jarretelles qui ressemblaient à des notes de musique sur une gamme montrant le secret des notes célestes. Sa carrière, il l’avait commencée, et plus elle prenait de l’importance, plus la belle Carmen s’effaçait de sa vie. Le second voyage en Colombie n’aura jamais lieu et le pire c’est que Léo ne le regrettait pas un seul instant. Des Carmen, il en reviendra une presque tous les soirs.
Laverne raccrocha le téléphone, sembla réfléchir un instant avant de revenir vers la table, il avait un franc sourire aux lèvres.
– A voir le sourire, nous allons avoir du neuf, souligna Marly.
Marie-Thérèse constatant le retour à table de l’inspecteur, amena les cafés.
– Une petit alcool ? suggéra Léo.
Laverne fit signe que non, par contre Marly acquiesça. La serveuse connaissait son job, elle savait que ce serait un marc pour Marly et un cognac pour Léo. Quant à Isabelle, elle se contenterait de tremper les lèvres dans le verre de son ami. Léo piocha une cigarette dans son paquet et l’alluma en interrogeant Laverne du regard.
Ce dernier dégusta une gorgée de café, comme un déguste un vin. Il opina de la tête, comme pour exprimer qu’il n’avait pas un goût de bouchon.
– Ah ils fameux ce petite café, j’en oublierais presque que le blanc sec existe. Bien mes amis, ouvrez vos oreilles, je vais vous raconter une histoire passionnante.
Les paroles étaient inutiles, il n’y avait pas de mouches dans le bistrot pour troubler le silence autour de la table. Même les clients semblaient observer une minute de silence, suggérée par une onde mystérieuse. Par contre, ils étaient trop loin pour saisir les paroles ou deviner quel était le sujet de la conversation. Toutefois, Laverne entama son récit presque à voix basse.
– Bien sûr, vous connaissez une partie de cette histoire, c’est vous-mêmes qui me l’avez racontée. Je résume donc. Une ancienne maîtresse de notre ami Léo a été retrouvée morte d’une manière suspecte, abandonnée dans un endroit peu fréquenté. L’enquête conclut à un meurtre, car une plante très toxique a été utilisée, dont on retrouve les traces dans son corps après analyse. C’est une de ces plantes que l’on n’avale pas par mégarde, comme on confond le sucre et le sel dans l’obscurité de la cuisine. Cette plante, il faut la connaître en ayant un certain savoir. L’enquête démarrée ne donne pratiquement rien, nous sommes dans le milieu où le silence est d’or. Ce que l’on sait avec certitude, c’est qu’un souteneur, Monti, avait de vues sur elle et désirait la mettre sur le trottoir. C’est dans sa voiture que la victime est décédée, des suites de son repas assaisonné avec la plante funeste. Il choisit de s’en débarrasser dans un bois. Il ne risque pas trop d’être soupçonné, sa liaison avec elle est discrète et le fameux soir du repas, ils sont en petit comité, quelques personnes, des fréquentations et des proches du milieu. On peut lui forger un alibi en béton. Il est bien ennuyé le Monti, car dans un premier temps, il pense qu’elle est morte d’un truc naturel, genre une crise cardiaque. Enfin dans son esprit, pour éviter des ennuis, il choisit de faire savoir qu’il ne la connaît pas.
– Il ne peut pas être lui-même le commanditaire du meurtre ?
– C’était contraire à ses intérêts, pour lui c’était une sorte d’investissement. On ne saura jamais la réalité des sentiments qu’il éprouvait pour elle, mais je pense que c’est un de ces amours comme on en trouve dans la prostitution. On est le protecteur de ces dames, une sorte de favorite comme au temps des rois, tout en se foutant complètement qu’elle se fasse culbuter par la clientèle qui amène ce qui les intéresse vraiment, le fric.
Léo secoua la tête, pas pour rejeter les affirmations de Laverne, mais pour dire à sa manière qu’il trouvait le monde absurde. Dans la panoplie de ses amours, elle avait compté un peu plus que les autres. Il ne l’avait pas chassée, c’est elle qui était partie, pour aller à la rencontre de son destin. Que ce soit Pierre ou Paul l’assassin, il s’en foutait complètement, mais il ne lui trouverait jamais une excuse valable pour ce qu’on lui avait fait. Des femmes, il en avait connues d’innombrables, pour un soir ou une semaine, il les avait toujours considérées comme des amies. Il n’avait jamais accepté un centime de leur part, tout au plus un cadeau quand l’occasion s’en présentait.
– J’avais besoin du témoignage de Singer, car c’est lui seul qui pouvait éclaircir quelques points, il avait trempé à sa manière dans le meurtre. Mes collègues de Pau devaient le questionner dans ce sens et j’ai obtenu à peu près ce que je voulais savoir. Le connaisseur en plantes toxiques, c’est lui, du moins il était un de ceux qui s’y connaissait en la matière. Comme Léo l’a souligné, il n’avait pas l’étoffe d’un assassin. Mais pour autant ce n’était pas un personnage qui risquait d’être un jour canonisé saint. Léo, il ne vous a jamais donné l’impression qu’il avait un train de vie de dispendieux ?
– Avec moi, il gagnait décemment sa vie, certainement mieux qu’un ouvrier en usine. Je soulignerais que nous n’avions pratiquement que des relations professionnelles. La machine était tellement bien réglée que nous n’avions pratiquement pas besoin d’être ensemble avant ou après les concerts. Quand j’arrivais sur scène, tout était au point, je n’avais qu’à commencer de chanter. C’est le bassiste, par ailleurs un assez bon chanteur, qui faisait les réglages pour ma voix. Ce qu’il faisait ailleurs ne m’importait peu. Je ne le dirais jamais assez, c’était un excellent chef d’orchestre et arrangeur, très professionnel. Nous avions quand même une certaine complicité. On ne peut pas tourner à travers la France avec une personne que l’on n’aime pas, il m’avait été imposé par la maison de disques, mais le choix me convenait très bien.
– Avez-vous connu une certaine Gloria Gaubert ?
– Non jamais entendu parler.
– Elle faisait partie de la bande à Monti, c’était une prétendante au titre, si je puis dire. Mais elle avait une autre qualité dans le milieu, elle fournissait en drogue une clientèle disséminée ici et là. En général dans le milieu, les femmes ont peu le droit à la parole. Mais elle était à la tête d’un réseau qui avait des ramifications un peu partout, ce qui était bien utile. On la considérait comme une femme d’affaires, elle jouissait d’une certaine considération. Elle est Américaine, elle était la femme d’un mec très important dans le banditisme à Chicago. Il s’est fait descendre, ce qui n’enlève rien à ses connaissances dans les trafics de toutes sortes. Comme cela sentait un peu le roussi, elle en a profité pour épouser un Français, Pierre Gaubert, qu’elle a rencontré sur place, il s’initiait un peu aux méthodes américaines, un séjour professionnel quoi ! Alors ils ont un peu importé le savoir-faire américain chez nous, notamment le trafic de drogue et dans une certaine mesure la fabrication de faux billets. La miss était plutôt une très belle femme, vous savez celles que l’on rencontre dans les films noirs des années 50. N’importe quel homme l’aurait bien mise dans son lit, mais ceux qui l’ont fait, s’ils peuvent s’en vanter, ne sont pas nombreux. Mais voilà la belle avait des vues sur Monti, malgré un mari jaloux qui veillait au grain, c’est le moins que l’on puisse dire. Vous la sentez venir la suite ?
Le groupe s’interrogea du regard, personne n’avait vraiment une idée claire sur le probable ou l’improbable. Léo nageait dans un brouillard composé de vapeurs de tabac et parfumées d’un rien de cognac. Marly avait sa petite idée, il l’a garda pour lui. Isabelle supposait que, mais elle ne voyait toujours pas le lien entre l’amie de Léo et les chaussures qu’elle portait le soir où tout a commencé dans le bistrot de Léo.
Le silence ne troubla pas Laverne. Il connaissait la suite bien évidemment, mais il aimait toujours laisser travailler les méninges des autres. Il estima qu’il fallait encore donner un coup de pouce à ses auditeurs.
– Avec ce que je vous ai raconté, vous devez avoir une vue sur le meurtre et même me dire qui est probablement coupable.
Il en avait dit des choses Laverne, c’est lui qui menait le bateau, il représentait la loi dans ce qu’elle pouvait avoir d’officiel, mais cela allait plus loin. Chacun pouvait s’imaginer combien de fois il avait fait tourner son manège personnel dans sa tête. Les pensées de chacun arrivaient à la même conclusion, si c’était lui qui avait mené l’enquête à l’époque, nul doute que le mystère serait éclairci depuis longtemps. Marly était sans doute le moins frivole de l’équipe, le plus apte à saisir la noirceur humaine. Il l’avait expérimenté dans sa vie, bien plus loin que ses désirs. Ce fut lui qui prit la parole.
– Monsieur Laverne, je vais noter le nom du coupable sur un billet que je retournerai sur la table. Ainsi personne ne saura maintenant à quelle conclusion je suis arrivé. Il se peut que je me trompe, il ne manque toutefois un point sur lequel je bute et vous allez sans doute m’éclairer sur lui très prochainement. C’est un peu comme si j’avais pris un billet de loterie, que je sais qu’il est gagnant, mais je ne sais pas encore ce que j’ai gagné. Je vous en prie continuez votre histoire, pendant que j’écris le nom.
– Je suis à peu près sûr que vous avez la bonne réponse, mais en effet il y a quelques points où j’avais besoin de Singer pour qu’il éclaire ma lanterne. Le premier est certainement juste un truc qui a rapport avec sa fuite, savoir pourquoi il se cachait. Le second nous concerne directement tous, nous qui sommes autour de cette table. Mais avant de faire la lumière sur cette histoire, je veux vous faire une petite dissertation sur une enquête de police.
Léo alluma sa cigarette d’un geste nerveux. C’était lui le plus concerné directement par cette affaire. Sa nervosité, c’était une sorte d’angoisse, il voulait bien en finir avec une bonne fois pour toutes avec ce coin de son passé qu’il avait oublié avec le temps, mais qui était revenu au galop dans sa vie présente. Il tendit son oreille en espérant qu’il n’allait pas devenir subitement sourd.
– Depuis pas mal de temps, le passé de chacun de vous a été mis à contribution pour que nous puissions cerner la vérité. Vous vous êtes certainement rendu compte qu’une multitude de personnages, de faits, d’anecdotes, ont surgi du passé. Vous, bien plus que moi, car avant que l’enquête me soit confiée, vous avez sûrement parlé d’un tas de gens qui auraient pu, d’une manière ou d’une autre, jouer un rôle dans cette histoire. Notre ami Léo est le plus concerné par ce que je dis, c’est lui qui a relancé toute l’affaire. C’est souvent le cas dans une enquête, il y a un tas de trucs dont on parle, mais dans la réalité, seuls trois ou quatre permettent d’y voir clair, ou sont nécessaires pour faire jaillir la lumière. C’est comme une maison, elle est faite d’un tas de briques, mais seulement quelques-unes sont indispensables pour qu’elle ne s’écroule pas, le reste c’est de la décoration, ou pour empêcher le vent d’entrer dans votre salon. On est un peu comme des toubibs quand on écoute les témoignages. Il y en a un qui ne sent pas bien, il a très mal à la tête, il le souligne et ne parle que de cela, mais en réalité il a le foie malade. Un bon flic comme un bon toubib, doit parvenir à trier le vrai du faux. Il y a dix personnes témoins qui ont vu un piéton se faire écraser par une voiture, mais aucune n’a vu exactement la même chose. Pour un c’est le piéton qui s’est élancé sur la route, pour l’autre c’est la voiture qui roulait trop vite, pour un troisième c’est la faute au manque de visibilité à l’endroit de l’accident. Il y aussi celui qui n’a pas bien vu, mais qui croit que. C’est ce qui me passionne dans mon boulot, c’est pas tellement d’arrêter des coupables, mais de trouver quelles sont les pièces du puzzle qui nous feront deviner ce que l’image représente quand on ne la connait pas. Je conseille d’ailleurs de faire un puzzle sans savoir ce qu’il représente, c’est bien plus marrant. Je me souviens qu’à l’école pour les fêtes de Noël, notre pion nous proposait de faire un grand puzzle en commun. A chacun son tour, on essayait de mettre une pièce. Chaque élève qui réussissait d’en mettre une à la bonne place marquait un point. Le premier qui avait trouvé ce qu’il représentait avait droit à un splendide cadeau et celui qui avait placé le plus de pièces justes avait aussi droit à un joli cadeau. Jamais les élèves n’étaient plus attentifs le reste de l’année.
– Je parie que c’est vous qui gagniez toujours, rigola Léo.
– Pour poser les pièces à la bomme place, je crois me souvenir que j’ai gagné trois années de suite. Par contre, j’étais moins bon pour trouver ce que représentait l’image. Une fois c’était Versailles, mais je n’ai pas pu trouver le nom de l’endroit. J’ai bien vu que c’était un truc historique, mais je n’y étais jamais allé. A part ça, je reprendrais bien un de ces petits cafés…
Léo appela Marie-Thérèse en levant sa tasse et en la tournant comme s’il brassait une sauce, c’était le signal convenu pour la tournée. Un truc à lui pour ne pas essuyer de refus de la part de l’un ou l’autre. Cela le vexait toujours un peu.
Laverne poursuivit son histoire.
– La peur de Singer, eh bien c’est assez simple. J’ai d’abord pensé, comme mon collègue de l’époque, que c’était lui l’assassin. Il avait toutes les connaissances sur la fameuse plante mortelle. Imprudemment, il en avait parlé avec la fameuse dame Gaubert, Gloria pour les intimes. Tiens ça me fait penser que récemment dans un bistrot, un jeune a mis une pièce dans le jukebox, il a fait jouer un disque en anglais où il était question d’une certaine Gloria, le chanteur avait une voix rocailleuse qui allait très bien avec la nôtre de Gloria, je me demande s’il ne l’a pas rencontrée un jour.* L’histoire de la plante mortelle a bien un rapport avec Singer, il a en quelque sorte refilé le tuyau. Mais j’ai acquis la certitude que quand la victime a été empoisonnée, Singer ne pouvait pas être présent, il était ailleurs, j’ai un témoignage qui l’affirme avec certitude, peu importe lequel, cela n’a qu’une importance relative. Donc ce n’est pas lui. Revenons au fameux repas, au cours duquel l’ancienne copine à Léo a avalé son bouillon d’onze heures. Etaient présents ce soir-là, Monti, la victime Lucienne, Gloria, son mari, quelques intimes de Monti, dont le fameux Pedro. C’est par lui qu’est venu un éclairage intéressant quand j’ai retrouvé l’ancien tenancier du Lugano et qu’il me l’a raconté. Donc, le repas a été servi dans l’arrière salle d’un petit bistrot de Pigalle, où Monti avait quelques habitudes. Salle discrète, idéal pour parler de choses et d’autres, traiter certaines affaires entre spécialistes. Pourtant, ce soir-là, il semble que la réunion était simplement amicale, on fêtait quelque chose ou rien, on pourrait dire qu’il n’y avait rien d’officiel.
* Il fait allusion à la chanson « Gloria », interprétée par le groupe anglais Them
– Donc, c’est bien là, au cours de ce repas que Lucienne a été empoisonnée ? questionna Léo.
– Oui c’est certain. L’autopsie est formelle, l’ingestion du poison remonte à environ deux, maximum trois heures avant la mort. Quand Lucienne est partie avec Monti et qu’elle se plaignait de se sentir pas très bien, il s’était écoulé une heure depuis la fin du repas.
– Mais, demanda Marly, on sait pourquoi ils sont partis ?
– Le récit du fameux Pedro ne le dit pas, mais on peut supposer qu’ils partaient faire un petit séjour en amoureux. C’est souvent somme cela que les proxénètes mettent les filles sur le trottoir, après un joli petit voyage, au cours duquel ils présentent leurs pseudos soucis financiers et le moyen de l’aider à les résoudre. Le truc est classique.
– Donc Lucienne n’était pas encore une prostituée au sens professionnel du terme ?
– Non et c’est peut-être cela qui a fait que le crime n’a pas été résolu, l’enquête a piétiné. Monti avait une vie publique et à ce moment-là, Lucienne n’en faisait pas partie, ils se voyaient discrètement. Une fois devenue une gagneuse elle aurait évidemment passé de l’autre côté, on les montre surtout pour faire savoir à qui elle appartient, du moins entre gens du milieu. Seuls, ceux de la bande à Monti et les époux Gaubert, avec qui il était en affaires, la connaissaient de près, le milieu la connaissait de loin, savait qu’elle existait.
– Mais ce Pedro, il, était quand même assez bavard pour aller se confier à un patron de boîte, car c’est bien lui qui a raconté l’histoire ?
– Oui c’est lui, mais il n’a fait que répéter la rumeur en ajoutant certainement quelques précisions, dont une très importante, c’est lui qui a raconté le déroulement du souper à Hervé, tenancier du Lugano de son état.
– Ah cela a de l’importance ?
– C’est capital et heureusement qu’il s’est souvenu de cela, sinon je n’aurais sans doute pas la solution.
Léo regarda une fois de plus Laverne, il ne comprenait pas toujours et surtout n’avait aucune intuition sur ce que ce flic allait pondre comme histoire pour éclairer sa lanterne. Mais il l’admirait silencieusement. Il ressassa pour lui-même la manière qu’il avait au temps de sa gloire pour savoir si une femme portait des bas, quand il avait un doute dans le clair-obscur des salles de concerts. Sa main un peu vagabonde se glissant furtivement sur la jambe des dames à travers la jupe ou la robe aux endroits stratégiques, là où il savait qu’une possible jarretelle tenait ces bas qu’il aimait tant. Il aurait pu en remontrer à Laverne sur le sujet, mais en rigolant intérieurement, il s’imagina que Laverne en serait arrivé à la même conclusion rien qu’en observant la dame à dix mètres. Il n’alla pas plus loin dans sa réflexion, car avec l’habitude il savait maintenant que Laverne allait reprendre son récit, après ces quelques secondes de suspension nécessaire afin de faire monter le suspense. Il ne voulait pas en perdre une miette.
– Vous vous imaginez, c’est normal, que lors d’un repas avec quelques amis, tout le monde mange la même chose. Je dirais que c’est selon et justement ce soir-là, il n’y avait pas unanimité sur le plat principal. La majorité avait opté pour des entrecôtes bordelaises.
– Ah ça, je suis certain qu’elle n’a pas mangé cela, interrompit Léo. Elle avait horreur de la cuisine au vin et de la moelle. Je me rappelle qu’une fois elle n’a pas voulu manger cela dans un restaurant où je l’avais emmenée après un concert.
– Vous avez raison, elle n’a pas mangé cela, je vois que l’avez bien connue pour vous rappeler cela.
– D’autant plus que moi j’adore. Cela m’avait presque énervé, elle avait fait une telle moue quand elle a vu que j’avais choisi cela.
– Pour être précis, elle a mangé des escalopes avec une sauce aux champignons. Comme je vous l’ai dit, le repas avait lieu dans un coin discret d’un bistrot de Pigalle vers Blanche. Le restaurant était tenu par un certain Léon qui n’avait pas grandchose à voir avec le milieu, du moins il n’était pas en affaires avec eux, mais il savait qui il recevait et que ce n’était pas tous des anges descendus du ciel. On aimait assez bien sa manière d’être discret. En récompense, il avait une clientèle attitrée et régulière, qui n’en faisait non plus pas son quartier général. Pour autant que je sache, il n’a jamais rien eu affaire avec la police, il n’était pas surveillé d’une manière particulière et son bistrot était aussi fréquenté par bon nombre de touristes.
Marly se rappelait vaguement de ce bistrot, il l’avait fréquenté une ou deux fois. Ce n’était pas tellement du bistrot dont il se souvenait, mais du patron et de son prénom, Léon. Il trouvait ce nom ridicule, à la limite de le faire éclater de rire. Avec un effort d’imagination, il pouvait vaguement revoir les lieux, mais il aurait été bien été en mal de dire combien il y avait de tables à l’intérieur et s’il y avait une arrière salle.
– Quand j’ai interrogé le patron du Lugano, il s’est rappelé de la conversation qu’il avait eue avec le fameux Pedro. La rumeur de l’empoisonnement avait déjà circulé. C’est là qu’il a raconté au patron que Lucienne avait mangé un autre plat que les autres, en l’occurrence les escalopes aux champignons. Mais il a dit cela comme ça, on savait plus ou moins qu’elle avait mangé des champignons et tout le monde a pensé que cela pouvait être la cause de sa mort. En relisant les faits récoltés par mes collègues de l’époque, ils ont aussi pensé à cela. On aurait pu mettre cela sur le compte d’un accident. Mais les champignons n’étaient pas en cause, cela est établi. Le médecin légiste qui a fait l’autopsie a suspecté un empoisonnement, ils ont l’habitude comme ça au premier coup d’œil d’aller dans une direction plutôt qu’une autre. Maintenant il me restait à savoir qui avait glissé le poison dans son plat et comment cela a été fait, là c’était plus difficile. Pedro n’avait rien raconté à ce sujet, il n’avait rien à raconter car pour lui c’était les champignons, c’est aussi la version officielle de ce que la police avait laissé filtrer de son enquête. C’est un truc, souvent on ne dit pas tout, parfois les gens se trahissent en donnant par accident des renseignements qu’ils ne sont pas censés connaître. Comme vous pouvez l’imaginer, il me fallait un témoin qui avait assisté au repas, je voulais avoir de plus amples renseignements sur son déroulement. Ma première idée fut de rechercher Pedro, encore un de ceux qui avait disparu de la circulation. Le patron du Lugano m’a mis sur une piste, il semblait avoir une passion singulière, il en avait quelquefois discuté avec lui. Il collectionnait les objets ayant trait à la seconde guerre mondiale, notamment tout ce qui avait un rapport avec l’armée. J’ai fait une enquête auprès de quelques antiquaires de la place spécialisés pour savoir s’ils n’avaient pas comme client un certain monsieur qui s’intéressait à ce genre d’objets. Je n’avais pas de photos, il n’a pas l’air d’être fiché, par contre il a un accent espagnol assez prononcé. J’ai fini par tomber sur un marchand qui avait connu quelqu’un qui avait un accent espagnol et qui s’intéressait aux objets militaires. Il m’a dit d’aller voir du côté des puces de Saint-Ouen chez un certain bonhomme spécialisé dans ce genre d’objets, il pouvait éventuellement me donner des renseignements. J’y suis allé, pas en me présentant comme flic, mais comme un amateur d’objets guerriers venant de l’Alsace. L’air de rien, je lui dis que j’avais perdu de vue un copain du nom de Pedro, si par hasard il ne le connaissait pas. Je dois avoir été assez convaincant avec mon imitation de l’accent alsacien, car il m’a filé un tuyau sans trop hésiter, le bonhomme travaillait quelquefois chez un antiquaire qui tenait une boutique dans un autre coin des puces. Par bonheur, il était présent quand je suis entré dans boutique.
Léo regarda Marly avec un sourire, il pencha les yeux sur le billet retourné où il avait écrit le nom du coupable, ou celui qu’il pensait être le coupable. Encore un peu de patience et on saurait enfin le fin mot de l’histoire.
– Je me suis présenté à lui en ne cachant pas ma qualité de flic, tout en le rassurant que j’avais juste besoin d’un témoignage à propos d’une vieille affaire. Il a été d’accord et nous sommes allés boire un verre. Je tenais enfin un témoin direct de l’affaire. Je me suis tout d’abord intéressé à lui, à savoir ce qu’il faisait là lors du souper et quel était précisément son rôle dans la bande à Monti. Comme je le soupçonnais, il n’était pas vraiment de la bande, c’était comme qui dirait un client de passage. Ce qui m’y a fait penser, c’est son comportement avec le patron du Lugano, sans lui dire de grandes choses, il avait quand même lâché quelques propos qu’un vrai homme du milieu n’aurait jamais prononcés. Cela va vous étonner, mais il agissait pour le compte d’un agent immobilier espagnol qui vendait des maisons sur les côtes d’Espagne. Et justement Monti venait d’en acheter une, c’est ce qui justifiait sa présence lors du repas, un vrai repas d’affaire en somme. Pedro, Vergara de son vrai nom, était venu s’établir en France justement dans le but de rechercher des clients, il touchait d’intéressantes commissions pour chaque maison vendue. Pedro est un type plutôt sympathique, ouvert, du genre assez bavard. Il n’a pas eu de peine à me persuader qu’il était étranger au milieu, mais mon but n’était pas de lui coller un passé de truand.
– Il cherchait sa clientèle dans le milieu ? questionna Marly
– Oui et non, mais certains envisageaient l’Espagne comme une retraite paisible en cas de coup dur. Comme nous l’avons vu, la police de là-bas n’est pas très féroce avec les étrangers, surtout s’ils sont fortunés et ne se mêlent pas de politique antifranquiste. Evidemment ce qui m’intéressant le plus, c’est ce qui s’est passé lors du fameux soir. Vous vous souvenez, la conversation rapportée par le patron du Lugano, m’avait fait tiquer. c’est un événement particulier, anodin, qui avait tout pour passer inaperçu.
A suivre